De l’exil, de la présidence, de la samba et un cauchemar éveillé. Je débute le week-end avec une excellente résolution, celle d’essayer le grand chelem, soit cinq films d’affilée sans tomber raide.
Je serai obligée, suite à une méchante migraine — et, il faut bien l’avouer, le choc reçu par le premier long-métrage de Fernando Coimbra qui ne s’est pas encore apaisé aujourd’hui —, d’abandonner la mort dans l’âme toute tentative d’assister à la projection de Tatouage de Hilton Lacerda, à laquelle la foule du samedi soir se presse.

Soixante dix/Setenta de Emilia Silveira_2013
Mémoires d’exilés. En janvier 1971, l’état accepte d’échanger 70 prisonniers politiques contre l’ambassadeur de Suisse, 4e diplomate a avoir été enlevé depuis plus d’un an. « Bannis » du territoire, les Soixante-dix sont accueillis triomphalement à Santiago du Chili où ils continuent la lutte. Mais la chute du gouvernement Allende en 1973 les oblige à s’expatrier de nouveau, cette fois bien loin de l’Amérique Latine. Certains n’en reviendront pas.
Emilia Silveira est partie à la rencontre d’une vingtaine de ces exilés pour tenter d’apporter une pierre à l’édifice de la vérité [Rappelons qu’en 2011 à été instaurée au Brésil la 1ere Commission de vérité chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme perpétrées par le gouvernement militaire entre 1964 et 1988] d’une part, et leur permettre également de témoigner de ce que fut leur détention, la torture qu’ils y subirent, leur expérience de l’exil et de se libérer ainsi, par une parole tranquille, voire se réaffirmer dans ses convictions et ses luttes.
Si les plus fragiles (« Frère Tito », « Dora ») ont disparu dans la tourmente, s’enfonçant dans une spirale paranoïaque d’où seul le suicide put les sauver, ce qui frappe sans doute le plus, chez ces « survivants », est que l’on ne sent chez eux aucun esprit de revanche, le plus beau pied de nez adressé aux années de plomb étant en définitive d’avoir survécu à leurs tortionnaires, à leurs blessures intimes, à l’exil et de continuer de croire que tout être humain peut améliorer le monde, pour peu qu’il s’en donne la peine.
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Plutôt secouée par ces aventures humaines, je continue de m’intéresser de plus près à l’histoire politique du Brésil en allant rouvrir le Dossier Jango. Le Brésil n’a manifestement pas fini de retrouver la mémoire.
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Dossier Jango/Dossiê Jango de Paulo Henrique Fontenelle_2012
Désigné pour mourir. Bien qu’une Commission de vérité ait été créée fin 2011 aux fins de révéler les crimes commis sous le régime militaire au Brésil, elle ne remet en aucun cas en question la loi d’amnistie votée en 1979, qui a certes permis le retour des exilés mais protège tout autant les tortionnaires de quelconques poursuites.
Le documentaire de Paulo Henrique Fontenelle se propose, sous forme d’enquête policière, de rouvrir le dossier de l’assassinat (par empoisonnement) de João Goulart, président renversé en 1964 par un coup d’état militaire atteint d’anti-communisme primaire, aimablement appuyé par la CIA.
Décédé en décembre 1976 en Argentine suite à des complications cardiaques selon les rapports médicaux, alors qu’aucune autopsie n’a été pratiquée, João Goulart, n’a jamais pu lors de son exil s’engager durablement dans une lutte contre la dictature mais sa popularité, à peine entamée par les ridicules attaques de la junte — Le seul tort de l’homme de gauche Goulart semble surtout d’avoir été en avance sur son temps et d’avoir deviné que la Chine serait une force économique avec laquelle il faudrait compter, et accessoirement, signer des accords juteux — en faisait un adversaire à abattre.
Sans verser dans la paranoïa, rappelons qu’au mois d’août de la même année, Juscelino Kubitchek, président du Brésil de 56 à 61, périt dans un accident de voiture manifestement commandité.
Si le Brésil reconnaît aujourd’hui officiellement 400 morts et disparus durant les années de plomb, des enquêtes sont toujours en cours pour faire la lumière sur ces deux décès et l’implication de l’Argentine et des Etats-Unis (au travers de l’Opération Condor).
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Après deux documentaires aussi violemment émouvants, je me dis qu’un peu de musique adoucissant les mœurs, la programmation de O Samba est une fort riche idée pour permettre aux spectateurs de reprendre leur souffle.
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O Samba de Georges Gachot_2013
avec Martinho Da Vila, Mart’nalia, Maira Freitas, Ney Matogrosso et Nana Mouskouri
Paroles de Semba. Qui dit Brésil, dit Copacabana, Coupe du monde et Carnaval. Qui pense Carnaval, danse la Samba. Mais elle se mérite et ne se laisse pas facilement apprivoiser. Martinho da Vila est entré en Samba comme d’autres en religion. Il entraîne dans son sillage Georges Gachot et son équipe, leur fait découvrir son mode de vie, son école — Unidos de Vila Isabel, championne du Carnaval en 1988, 2006 et 2013 —, et partage les souvenirs de 45 années de carrière ; soit la Samba comme chemin de vie. Il va de soi que le réalisateur est sous le charme de ce bougre d’homme et que le générique de fin retrouve les spectateurs bien ragaillardis et tout gigotants dans leurs fauteuils. Une bouffée d’air pur bienvenue.
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Un loup derrière la porte/O lobo atrás da porta de Fernando Coimbra_2013
avec Leandra Leal, Milhem Cortaz, Fabíula Nascimento, Juliano Cazarré et Thalita Carauta
Violence et passion. Le premier long métrage de Fernando Coimbra, déjà réalisateur de deux courts, est un coup de maître. Filmé comme un thriller avec le bon dosage de traitres et de victimes sacrificielles, Un loup derrière la porte est un drame humain dont on ne sort pas indemne. Et ce, notamment grâce à un scénario remarquable, inspiré d’un fait divers survenu dans les années 60, qui fait la part belle tant au suspense qu’à l’étude de mœurs et une interprétation hors pair.
Une enfant a disparu. D’après sa maitresse d’école, Clarinha connaissait la femme qui est venue la chercher impromptu. Un policier (Juliano Cazarré, héros de Serra Pelada de Heitor Dahlia) confronte durement les trois personnes impliquées : Sylvia, la mère (Fabiula Nascimento, parfaite en femme au foyer un peu éteinte qui se réveille au contact d’une nouvelle amie, plus jeune et séduisante qu’elle), Bernardo, le père (Milhem Cortaz, le macho-beauf que vous aimerez haïr), et Rosa, la bombe (Leandra Leal), qui est la dernière à avoir vu Clarinha. Rosa n’est pas une inconnue pour Sylvia et Bernardo. Elle est l’amie de l’une, l’amante de l’autre, double entreprise de séduction menée à l’insu des conjoints qui s’en trouvent fort marris devant l’autorité.
Au cours de l’interrogatoire, chacun va y aller de sa déposition sur l’honneur, de ses mensonges par omission ou par pudeur, de ses petits secrets, et en appeler à d’autres témoins (dont Thalita Carauta à l’infernal abattage, et pour cause). Par d’incessants flashbacks toujours plus angoissants, à la chronologie déconstruite au gré des aveux, le flic — et le spectateur — commence à entrevoir l’histoire abracadabrantesque de cet étrange ménage à trois. L’amour/haine a ses raisons que le raisonnable ignore consciencieusement et la belle mais solitaire Rosa s’entête autant au poste de police que dans ses amours. Pas étonnant qu’elle finisse par la perdre, sa tête.
Le trio passe à la casserole toute la panoplie des sentiments humains : la routine, le coup de foudre, le sado-masochisme, la complicité, les petits coups bas entre amants, le feu qui rejaillit de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux (air connu), l’obsession, les je t’aime moi non plus, les humiliations, la frontière à ne pas franchir, la fin des illusions, tout cela va concourir à faire émerger la vérité. Une enfant a disparu. Victime de jeux d’adultes égoïstes et pervers.
Il est peu de dire que Un loup derrière la porte, cette part de sauvagerie que tout un chacun porte en soi, retourne l’estomac. Même si l’on peut estimer avoir souvent un coup d’avance sur Rosa, toute à sa folie amoureuse (Car Bernardo, dragueur mal dégrossi, semble être manifestement en possession d’un joujou extra) et la trouver parfois fichtrement cruche, Fernando Coimbra nous tient en haleine jusqu’à la dernière image, voire même après, car l’on refuse, tout comme les protagonistes, de regarder la réalité en face. Tant elle est d’une cruauté qui dépasse l’imagination.
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J’ai mis mon petit bulletin dans l’urne mais le film de Fernando Coimbra n’a aucune chance d’emporter le Prix du Public. Trop méchant. Les spectateurs se pressent dans les escaliers qui mènent à la salle. Je repars, l’âme en peine de ne pouvoir rester pour le dernier film de la journée mais je pense sincèrement que je n’aurais pu apprécier correctement le film de Hilton Lacerda vu l’état dans lequel je me trouvais (voir intro). Demain est un autre jour.

Si vous avez raté le début :