A l’ombre de la Grande Mosquée. Younes (Tahar Rahim, qui craquerait bien de temps à autre les coutures d’un costume trop étriqué) émigré algérien pas pratiquant pour deux sous et adepte du marché noir dans le Paris de l’Occupation, se fait épingler par la charmante police du coin (Bruno Fleury, plus pétainiste que le maréchal, arbore une petite moustache des plus facétieuses et en fait des tonnes dans l’ignominie) après une bien mauvaise action, avoir troqué deux paquets de clopes contre un magnifique instrument de musique que lui abandonne en désespoir de cause un vieux compatriote.
N’écoutant que son courage et son instinct de conservation, le jeune homme plutôt bourrin va accepter en échange de sa liberté d’aller espionner du côté de la Grande Mosquée de Paris s’il ne s’y tramerait point des fois des trucs pas catholiques. Outre que l’on y entre comme dans un moulin — l’endroit est d’ailleurs filmé comme un labyrinthe fantasmatique de portes dérobées et de sous-terrains qui attire inexorablement Younes en son sein —, son fondateur, Si Kaddour Ben Ghabrit est également soupçonné de fournir indifféremment faux papiers aux communistes et certificats de foi musulmane aux juifs.
Le Recteur étant interprété avec ses airs de matou matois par Michael Laissez passer l’homme libre Lonsdale à qui la djellaba sied tout autant que la soutane revêtue pour Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, inutile de préciser que cet animal éminemment politique s’emploie comme bon lui semble à accueillir en son humble demeure et à la barbe de l’occupant tous les persécutés de la terre (ou presque) et jongle activement avec neutralité, principes moraux et protection royale, tout en flattant effrontément un grotesque major allemand.
Younes — bien brave mais dont toute l’éducation reste encore à faire — n’ayant guère de dons pour le contre-espionnage se fait repérer dès sa première visite. Fi donc de sa couverture ! Débute alors pour notre héros mal dégrossi le long chemin vers la conscience et la liberté. D’autant qu’il a croisé la route de Salim Halali (joué avec une insouciante mélancolie par Mahmoud Shalaby, héros de Jaffa de Keren Yedaya_2009), chanteur à la voix d’or et fêtard invétéré qui l’a autant ébloui par son talent que par sa générosité. Ainsi que par son ambition, son courage — puisque Salim est juif mais refuse de circonscrire son avenir en fuyant la capitale —, sa culture, voire même sans nul doute est-il ému par sa beauté. Mais les troubles sentiments seront tus, ce qui nous laisse bien marris car la tension sexuelle entre les nouveaux amis est palpable dans toutes les scènes qu’ils partagent.
Les hommes libres d’Ismael Ferroukhi ont le mérite de faire entendre les voix musulmanes qui s’élevèrent contre le fascisme en cette période si sombre et guère glorieuse pour le pays. Malgré deux superbes protagonistes que l’on croirait sortis de l’imagination débordante d’un romancier, le film peine à trouver un rythme et à s’abandonner, trop acharné à s’attacher à Younes — personnage fictif — et à son parcours parsemé de moult (més)aventures mille fois vues dans d’autres films traitant du Paris occupé, entre traitrises, sacrifices et bons sentiments.
Le réalisateur court trop de lièvres à la fois, dans des scènes parfois un peu brouillonnes et sans issue, tandis qu’il lui suffisait de faire vivre à l’unisson le trio magnifiquement complexe de son film (bonté orgueilleuse du Recteur, syndrome du héros pour Younes, tentation de l’autodestruction chez Salim).
Quelle étrange idée surtout — alors qu’il est évident dès leur rencontre que les deux garçons sont faits l’un pour l’autre — d’instrumenter une romance naissante entre Younes et une passionaria (Lubna Azabal que l’on préfèrera revoir dans Incendies de Denis Villeneuve) débusquée à la Mosquée, qui prélude à son initiation politique. On n’y croit pas une seconde, tant les acteurs semblent eux-mêmes empruntés et peu convaincus.
Quant à l’épopée que vécurent les algériens qui prirent le maquis en guise de répétition générale pour leur guerre d’indépendance, elle n’est malheureusement qu’effleurée.
Malgré quelques beaux moments, notamment les scènes de cabaret, les regards échangés entre Salim et un Younes manifestement en transe, la ferveur d’un Lonsdale pétri d’humanité, un étonnant mouvement de foule rendant des fuyards invisibles à l’ennemi ou la découverte d’une hypothétique tombe paternelle au cimetière musulman de Bobigny, terne monticule au milieu de nulle part où gisent quelques pierres gravées d’un croissant, l’émotion ressentie est bien rare, et l’on a tantôt l’impression de feuilleter un livre d’histoires nous rapportant, de manière appliquée, la vie d’hommes justes. Que nous aurions aimé mieux connaître. Dommage.
Les hommes libres d’Ismael Ferroukhi_2011
avec Tahar Rahim, Michael Lonsdale, Mahmoud Shalaby, Christopher Buchholz, Farid Larbi, Bruno Fleury, Lubna Azabal, Stéphane Rideau, Youssef Hajdi et Karim Leklou