Bienvenue dans le monde du réel. De bon matin, Paul (Jean-Pierre Darroussin, hallucinant) se lève, comme d’habitude, se brosse consciencieusement les dents, revêt un beau costume, noue soigneusement ses lacets et avant de partir, embrasse son épouse endormie (Valérie Dréville, parfaite).
Une journée comme les autres dans la vie d’un cadre supérieur d’une banque ordinaire (de celle qui a perdu beaucoup dans la crise des subprimes et qui compte s’en relever à coups de restructurations).
Du moins le penserait-on si Paul ne décidait pas d’abandonner ses clés dans sa voiture et de filer en loucedé prendre le bus. Paul aurait tout aussi bien pu s’enfermer dans son garage et se tirer une balle. Ou bien aller s’étendre sur des rails ou se jeter sous une voiture, voire se défenestrer sur les lieux même de sa torture quotidienne. Mais non. Paul se rend à son travail, manque s’émouvoir devant une petite fille qui pleure silencieusement devant lui, décide cependant d’agir comme les autres passagers et d’ignorer le chagrin enfantin. Paul a mieux à faire.
Aller à la banque, sortir son arme, flinguer un homme assis à son bureau, en abattre un autre qui tente de s’enfuir puis — comme indifférent à l’affolement de ses collègues qui tentent d’échapper à un funeste destin qu’il apostrophe d’un venimeux C’est ce que vous vouliez, non ? — aller posément s’asseoir dans une cage de verre, devant son ordinateur, et se souvenir. De temps plus heureux, et de comment il a pu, en cette magnifique journée, en arriver là.
Après Violence des échanges en milieu tempéré, Jean Marc Moutout continue allègrement son auscultation du monde du travail — un cauchemar en verre et gris — et de ses petits travers. S’inspirant d’un fait divers, il tente en documentariste soucieux du moindre détail de retracer la lente désintégration psychologique d’un employé que l’on peut juger modèle (honnête, compétent et travailleur) qui n’a eu que le seul tort d’imaginer que lorsqu’on donnait tout à son métier, la valeur travail vous le rendait au centuple.
Mais que valent les beaux principes dans notre vie moderne où le profit est le maître mot et où seuls comptent désormais la production et le rendement à tout prix au mépris total de la qualité et du bien-être des salariés qui ont encore le souci de l’ouvrage bien fait ?
Le réalisateur excelle à décrire le cynisme qui augure des opérations de démolition systématique d’un être humain pour l’obliger à se soumettre à l’hypocrisie généralisée de la vie dans l’entreprise. Persiflages assassins, manipulations de son environnement, humiliations constantes (ah qu’il est admirable ce manager — Xavier Beauvois, glaçant — lorsqu’il affirme tutoyer ses équipes pour en être plus proche et dont les dérapages de langage craquellent l’image en révélant le voyou sous le vernis de la fonction), doucereux chantages, coups bas (Paul en toute innocence est ravi, voire même flatté, de former un jeune cadre dynamique aux crocs inquiétants — Yannick Renier, répugnant de suffisance — qui va lui piquer sa place en toute bonne foi), rétrogradation après arrêt de travail pour dépression, isolement total — au bureau, mais aussi chez lui où Paul ne peut communiquer sur son désespoir autrement qu’en hurlant —, avant vraisemblablement le coup de grâce.
Rien ne manque à l’appel et devrait aboutir en toute logique à une démission ou un licenciement pour faute grave. Quoiqu’il en soit, Paul sait déjà qu’il n’aura pas la chance de certains de ses prédécesseurs, mortifiés certes et virés, mais avec une belle enveloppe. Qui permet à certains de réfléchir quant à l’issue d’un combat perdu d’avance. Vouloir se battre peut souvent se révéler vain, autodestructeur et futile lorsque l’on juge de l’intérêt de gâcher sa vie en compagnie d’êtres aussi méprisables que ces dictateurs au petit pied. Trouver son salut dans la fuite et la reconversion n’est pas pour autant synonyme de lâcheté mais peut s’envisager comme une preuve de bon sens et une victoire personnelle face à l’adversité. Encore faut-il en avoir l’énergie. Ce que Paul n’a plus.
Ce qui ne manque pas d’étonner est que pas un de ses harceleurs — tant ils sont imbus de leur misérable pouvoir et persuadés de leur impunité — ne songent une seconde, malgré les trésors d’imagination dont ils font preuve pour rabaisser leurs subalternes, qu’un homme qui n’a plus rien à perdre est capable de tout. Et surtout de n’importe quelle folie. Tout au plus l’un d’entre eux sera-t-il momentanément intrigué d’apprendre que Paul n’a plus peur. La peur, source de tous les maux (il n’est qu’à voir la manière dont ses collègues mettent brusquement en doute la probité de leur supérieur hiérarchique dès lors que ce dernier se trouve dans l’œil du cyclone). Mais qu’a-t-il donc encore à craindre ce brave Paul qu’il n’ait déjà subi ? perdre un boulot qui lui ruine la santé et lui pourrit son existence ?
Paul est las. De se quereller avec son épouse pour des petits riens, d’être ignoré par son adolescent de fils, de se voir mettre au placard, et même, cerise sur le gâteau, de prendre la mesure lors d’une thérapie des erreurs qu’il a commise, notamment en trahissant ses propres idéaux par carriérisme, alors qu’il a encore tant d’humanité en lui. Et sa vie de partir en sucette. Car le psychiatre, tout aussi aveugle que son patient, ne va pas saisir qu’à force de gratter jusqu’à l’os, il devient impossible de suturer les plaies sans passer par la case pertes et profits. Il n’est qu’à voir la manière mécanique dont il se comporte lors d’un entretien d’embauche, il n’y croit guère et nous non plus.
La plus grande force du film de Jean Marc Moutout — outre sa direction d’acteurs impeccable et un remarquable montage en flashbacks entremêlant les hauts et les bas d’une vie sociale plutôt réussie aux mesquineries et déceptions professionnelles — est d’avoir refusé de faire de son personnage principal le héraut de la victimisation.
Aidé par un Jean-Pierre Darroussin criant de vérité dans un rôle complexe et qu’il filme au plus près, il n’angélise jamais son héros, présenté souvent comme un type somme toute bien peu sympathique, quelque peu arrogant, conscient de sa réussite, hâbleur et égoïste. Un homme sacrifiant tout à son ambition, au risque de renoncer à son bonheur familial. Mais également un mec généreux, (trop ?) droit dans ses bottes, parfois à la limite de l’intolérance, qui sait renvoyer l’ascenseur, grande gueule quand ses principes sont mis à mal, colérique mais amoureux, si sûr de ses acquis qu’il ne ne peut envisager que le vent tourne.
Un gars bien banal en somme, ni meilleur, ni pire qu’un autre mais définitivement brisé. Auquel on finit par s’attacher, malgré ou à cause de son entêtement. L’empathie est totale alors qu’il court à sa perte et qu’on espère toujours qu’un éclair soudain de lucidité permette un retour en arrière. Reste à la société — et aux journalistes — de spéculer ensuite sans preuve sur les « véritables raisons de son geste ».
De bon matin, il serait parfois bon de décider de ne pas se lever, de s’abandonner entre ses draps à la douceur de l’existence et de cesser de perdre sa vie à vouloir la gagner.
De bon matin de Jean-Pierre Moutout_2011
avec Jean-Pierre Darroussin, Valérie Dréville, Xavier Beauvois, Yannick Renier, Laurent Delbecque, Aladin Reibel, François Chattot, Nelly Antignac, Ralph Amoussou et Frédéric Leidgens