Quand Satana empoigne le colt [Manos torpes] de Rafael Romero Marchent

Le jouvenceau Peter Lee Lawrence dans Quand Satana empoigne le colt de Rafael Romero Marchent © Aitor Films

Fatum. Comme ce fut le cas pour Tire, Django, tire, le titre français de Manos torpes (soit, les mains malhabiles) est des plus fantaisistes puisqu’il n’y a pas l’ombre d’un Sa(r)tana qui tienne. Cette mauvaise plaisanterie mise à part, le film de Rafael Romero Marchent se révèle une excellente découverte.

Le possesseur de ces fameuses mains gauches se nomme Peter. Jeune homme charmant, bien fait de sa personne et fort gentillet, Peter est bonniche à tout faire dans un ranch perdu au milieu de nulle part et sait aussi bien parler aux oreilles des cheveux que faire fondre la très convoitée jouvencelle du coin, Dorothy (la piquante Pilar Velázquez). Ce grand timide se fait à l’occasion traiter de petit noms d’oiseau quand il affirme devant quelques jaloux machistes ne pas comprendre la nécessité de porter une arme.

C’est que Peter a un sombre secret — lorsqu’il était gamin, son père a été abattu sous ses yeux par un chasseur de primes — qui le fait furieusement cauchemarder. Chaque nuit, sous une pluie torrentielle, un homme immense et entièrement vêtu de noir lui demande s’il se souvient de ce qu’il a fait l’été dernier l’abat sans sommation d’une balle dans la tête. Comme un avant-goût d’un avenir tout tracé.

De quelle manière Peter a abouti dans ce coin paumé, nul ne le sait. Mais il n’a pas l’ombre d’une chance d’épouser sa bien-aimée. Car le propriétaire des lieux n’entend pas se séparer d’une aussi bonne carte qui peut lui rapporter gros. Soit, l’irrigation éternelle de ses terres, tributaire de l’humeur du possesseur des domaines environnants, le très puant Johnny (Manuel de Blas, parfait dans l’onctuosité cynique), rejeton malfaisant de son meilleur ami désormais décédé. Ça tombe bien. Johnny qui ne porte pas d’armes — pour ne pas déformer ses jolies fringues — mais que l’on n’insulte pas sauf si l’on cherche des noises à ses hommes de mains, cherche à tout prix à convoler avec la donzelle qui lui résiste fort.

Patatras ! La roucoulade découverte, Peter est fouetté (avec sa chemise), puis viré sans indemnités, et les parents bien marris font comprendre à leur virginale enfant qu’il va falloir payer de sa personne en épousant le gandin sans principe. L’amour étant le plus fort — et les filles bien têtues —, voilà nos tourtereaux qui s’enfuient tout en se jurant fidélité et le paternel de maudire leur union car Johnny le plombier a coupé l’eau en signe de représailles. Seconde flagellation de Peter (sans chemise cette fois, ça lui apprendra) qui finirait certainement par prendre goût à la punition s’il n’était abandonné dans le désert pour y crever. Tandis que le fourbe Johnny attend paiement en nature de la belle Dorothy que les parents n’hésitent pas une seconde à sacrifier sur l’autel de leur survie.

Quand t’es dans le désert depuis trop longtemps, tu ne te demandes plus rien, tu te contentes d’halluciner, et fort. Et Peter ne fait pas exception à la règle. Si ce n’est que l’homme en noir qui se dresse brusquement devant lui n’est ni un cauchemar — quoiqu’il prenne son métier un peu trop à cœur —, ni une chimère. Mais bien un chasseur de primes nommé Latimore (Le génial Alberto de Mendoza, décédé en décembre dernier et à la carrière prolifique en Espagne et en Italie, où il fut notamment un grand second rôle — souvent perfide — chez Lucio Fulci et Sergio Martino) lancé aux trousses de quatre malfaisants des familles, parmi lesquels l’ineffable Aldo Sambrell qui, comme à son habitude, ne survivra pas à la première bobine et sera ignoble jusque dans la mort, puisque le facétieux Latimore va attacher son corps à celui d’un de ses complices, bien vivant, qu’il abandonnera à son sort.

Se prenant d’une étrange affection pour le naïf garçon, Latimore — qui pourrait ou pas avoir abattu son père — l’envoie en colonie de vacances dans un modeste monastère se faire soigner le corps et l’âme par Chang, un étrange professeur…

Il est énormément question de mains, d’habileté et de désastre dans Manos torpes. Le géniteur de Dorothy a perdu une fortune au poker sur une mauvaise main. Si Peter est doué pour le dressage des canassons, il devra apprendre à fortifier ses paluches avant de se servir d’une arme (pour se faire justice). Enfin, rare apport humoristique (volontaire) du film, un pilier de bar nourrit sa cirrhose en subtilisant avec dextérité ses verres vides contre des pleins qu’il écluse inlassablement.

Nonobstant, récit sur la perte des illusions et la corruption des innocents, Manos torpes est un étrange hybride d’éprouvant mélodrame pur et dur (après s’être offerte en échange d’un point d’eau, la pauvre Dorothy devient prostituée), de western nimbé de perversité (on y châtie impunément tout à son aise), de récit d’initiation (l’épisode Kung Fu d’où Peter « le petit scarabée » sortira habillé en croque-mort — gloussements garantis —, tout comme son « sauveur » venu autrefois en stage chez Chang) et flirte allègrement avec le fantastique, voire le film de zombies, lorsqu’Aldo et ses crétins d’acolytes  se rendent maîtres d’une ville fantôme ravagée par la peste, où Latimore (Terminator ?) — présenté comme invincible — n’hésitera pas à venir les débusquer.

Le scénario signé Santiago Moncada tient parfaitement les routes sinueuses qu’il emprunte et l’interprétation est excellente (du moins ce que l’on peut en juger, puisque — comme pour le film de Bruno Corbucci — la copie présentée est en VF et a subi les outrages du temps, montrant ça et là quelques accrocs et un certain défraîchissement des couleurs).

On en a souvent vu de ces godelureaux mal dégrossis apprendre à devenir des as de la gâchette, mais il règne sur cette histoire une atmosphère délibérément funèbre et Peter Lee Lawrence balade tout au long du film un air tristounet de perpétuel angoissé existentiel comme si, frappé de malédiction dès la naissance, il ne pouvait échapper à son cruel destin. La vengeance est sienne,

certes, mais la fin abrupte et d’une implacable noirceur témoigne d’un nihilisme forcené. L’histoire se répète inlassablement et il n’y a point de salut pour les âmes pures condamnés à payer les fautes de leurs pères.

Film projeté à la Cinémathèque Française dans le cadre de la soirée Cinéma bis : histoire permanente du western italien.

Quand Satana empoigne le colt/Manos torpes de Rafael Romero Marchent_1970
avec Peter Lee Lawrence, Alberto De Mendoza, Pilar Velázquez, Antonio Pica, Manuel de Blas, Antonio Casas, Aldo Sambrell, Luis Induni et Frank Braña