Melville ou la dernière fugue. Pitié seigneur, ne me choisis pas. Pitié. Ah ! ils sont beaux les cardinaux à prier et se lamenter ainsi. Demandent-il à leur dieu d’épargner leur vie et de prendre celle du voisin? Que nenni.
Réunis en conclave, ils se doivent de désigner un pape, et pas un n’est prêt à se dévouer, mais se surprendrait bien plutôt à quémander qu’on l’épargne de l’invraisemblable privilège d’accéder à si haute et singulière fonction. Que les autres y aillent ! Eux ne sont pas (encore) prêts.
Melville, à l’arrière plan, est serein. Sans nul doute est-il en définitive le plus humble d’entre tous car l’angoisse d’être choisi ne l’habite pas.
Et les votes de virer quasiment au complot dès lors que se distinguant les uns les autres, ils s’avèrent incapables de départager leurs favoris. Et la fumée que scrutent le monde chrétien — et l’ailleurs — de demeurer noire. Jusqu’à ce que le nom de Melville le discret jaillisse subrepticement du chapeau comme une solution de secours, voire la meilleure idée que le conclave n’ait jamais eue. Devant les sourires satisfaits et quasi-énamourés de ses confrères, qui déjà se pressent autour de lui en espérant quelques faveurs qu’il ne manquera pas de distribuer, la mitre lui en tombe.
Cet homme, que l’on imagine simple et modeste, semble se réveiller alors d’un aberrant cauchemar et le hurlement déchirant qui le secoue fait trembler les fondations déjà bien fragiles de la chrétienté.
Melville refuse obstinément de paraître au balcon. Horreur, angoisse et putréfaction dans les rangs des cardinaux qui, bien marris, décident de s’en remettre à la psychiatrie.
Entre enfin en scène Nanni Moretti, lui-même bien perturbé, sommé de guérir — par pure opération du Saint-Esprit si possible — les frayeurs d’un pape dont il ignore jusqu’à l’identité. Un être tantôt élevé au rang du divin qui n’a même plus droit (ou presque) au secret de l’analyse. Et à qui il a l’outrecuidance de demander s’il doute… Saisissement des religieux qui croient reconnaître dans le mécréant barbu le masque du démon.
Je suis fatigué croasse le pape. Et on le croit volontiers, tant l’immense carcasse de Michel Piccoli — monumental (pardon pour le pléonasme) —, s’est tassée pour se réfugier toute entière dans un regard (é)perdu. Mais comment soigner un symbole qui est supposé n’avoir ni souvenirs d’enfance, ni rêves, ni désirs, ni fantasmes ?
Le face-à-face tant attendu n’aura pas lieu.
Par un coup du destin, voilà notre pape qui se fait la belle et s’enfuit à la recherche de sa jeunesse, tandis que notre médecin des âmes, cloitré avec une bande de vieux garçons parfois turbulents, va se surprendre — lui, l’athée — à confesser le gâchis de sa vie terrestre. Avant, les obsessions du réalisateur étant ce qu’elles sont, d’entrainer les cardinaux dans de délirantes parties de volley-ball. Sous l’œil approbateur — du moins cette pensée les pousse-t-elle à se surpasser — de leur guide spirituel supposément planqué dans ses appartements.
Melville, quant à lui, vit à l’heure romaine, et ironiquement, Nanni Moretti ne lui fait croiser que braves gens et femmes compatissantes devant ce vieillard un poil soupe-au-lait, image indéchiffrable d’une papauté mort-née. Jusqu’à ce que ses pas le mènent sur la scène tchekhovienne — comme un amusant clin d’œil à la triomphante carrière de Michel Piccoli sur les planches —, terrain de jeu de ses jeunes années, qu’il n’a fait que quitter pour un théâtre plus grand, celui des conventions vaticanes.
Nanni Moretti, en partageant plus qu’équitablement l’écran avec son acteur principal, joue et gagne sur tous les tableaux. Le rire (notamment en croquant délicieusement quelques beaux spécimens de cardinaux ou un garde-suisse positivement ravi de jouer les doublures de la papauté), le grotesque (il ne s’épargne pas en « meilleur psychiatre de toute l’Italie » plaqué par le « second meilleur psychanalyste » qui fut autrefois son épouse) et le thriller.
Dès lors que nous nous mettons à la poursuite d’un vieil homme inquiet quant aux responsabilités qui viennent obscurcir ses dernières années, et dont il s’estime indigne malgré un parcours irréprochable, notre cœur — qu’il soit ou non croyant — penche pour la réussite entière et totale de cette escapade.
La réussite d’Habemus papam tient autant au respect et à la malice avec laquelle le réalisateur filme une totale vacance du pouvoir au sein du Vatican qu’à l’émotion qui nous submerge devant cette vraie-fausse biographie de Michel Piccoli, pape désigné qui se confesse acteur. Melville ne veut (ou ne peut) être qu’un autre.
Ce diable de Nanni nous cueille tranquillement à l’épilogue dans la confusion et le dénuement. Et Piccoli n’a jamais été aussi grand.
Habemus papam de Nanni Moretti_2011
avec Michel Piccoli, Nanni Moretti, Jerzy Stuhr, Renato Scarpa, Franco Graziosi, Margherita Buy, Dario Cantarelli, Leonardo Della Bianca et Camilla Ridolfi