El infierno de Luis Estrada [L’Étrange Festival 2011]

El infierno de Luis Estrada © A Bandidos film productions

Bienvenido a San Miguel : narcos, bling-bling e decapitación. Ay, caramba ! Le gouvernement mexicain n’a semble-t-il guère été heureux de la contribution de Luis Estrada aux agapes prévues pour la célébration des 200 ans de l’indépendance et du centenaire de la révolution, car l’ingrat, bien qu’ayant encaissé quelques pesos de ses bienfaiteurs aux fins de mener à bien son projet, ne leur en a pas moins retourné un gros glaviot dans la face en guise de remerciements.

Jugeons sur pièce. 2010 année du Mexique, certes, mais qu’y a-t-il donc à célébrer se demande Luis Estrada. Rien ! Si ce n’est l’échec total de la guerre contre la drogue, la gangrène généralisée, la mainmise des mafieux sur le pays, la corruption qui s’immisce dans les plus hautes sphères étatiques, les crimes en série, l’appauvrissement des populations, l’absence d’espoir d’une jeunesse sacrifiée, les massacres orchestrés, enfin, la mort si peu digne au bout du chemin.

Mais il ne s’agit pas non plus de nous asséner un pensum. La farce est énorme, elle n’en reste pas moins strictement documentée. Saupoudré d’humour noir et parfaitement secoué, El infierno (l’enfer) parvient à faire hurler de rire à propos d’atrocités. Résolument narquois, le réalisateur bâtit son film comme ces fameuses telenovelas créées pour occuper le temps maximal de cerveau disponible. A une différence près. Plutôt que de s’ébattre dans l’amour, la gloire et la beauté, les misérables héros dont il épingle joyeusement le machisme à la moindre occasion pataugent dans le sang, le stupre, le pognon et la poudre. Et le public mexicain de faire un triomphe au film, au grand dam des autorités*, plutôt mises à mal, mais guère plus finalement que les cartels, décrits comme une bande de dégénérés analphabètes.

Un laconique et peu amène Welcome to Mexico! Don’t come back! solde définitivement le compte de 20 années passées derrière les barreaux yankees et scelle la destinée de Benjamin Garcia (a.k.a. The Benny), réexpédié sans sommation dans son village natal, San Miguel, ville frontière poussiéreuse et qui ne semble pas avoir évolué d’un iota. Si ce n’est que lorsqu’un quidam est assassiné en pleine rue, plutôt que de lui porter secours, les éventuels témoins lui font les poches avant de fuir la police dépêchée sur les lieux.

Le Benny semble être bien benêt. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’il n’a été qu’un homme de paille abusé par plus filou que lui dans ses aventures chez les gringos et qu’aveuglé par des besoins fort naturels, il s’apprête à se refaire empapaouter en beauté par la bombasse qui lui offre famille recomposée et repos du guerrier. Et pourtant. L’oncle d’Amérique va se révéler après quelques ratés — dont un évanouissement en règle devant la méchante punition infligée à un employé indélicat — un sacré bon élève en entourloupes.

Découvrant avec incrédulité (Damián Alcázar a un don bien particulier pour jouer les ravis de la crèche) que tout le monde ou presque en croque, le Benny subit comme à son corps défendant la mauvaise influence d’un ami de 30 ans, le frappadingue El Cochiloco (Inénarrable Joaquin Cosio) représentant en produits illicites et tueur patenté, qu’il va bientôt dépasser en matière de cruauté et de show off. Voilà notre innocent qui gentiment adopte les us et coutumes locales, et se met avec un enthousiasme débordant à pourvoir de la dope et jouer du flingue pour finalement endosser le costard flamboyant du narco trafiquant : paillettes, gourmettes et galure de cow-boy, en symbole triomphant de la libre entreprise.

Si l’on ajoute que San Miguel est tombé sous la coupe d’un cacochyme parrain colérique et sanguinaire (l’excellent Ernesto Gomez Cruz aux tocs improbables) qui mène une guerre sans merci à un frère jumeau aussi faux cul et taré que lui tout en préchauffant son trône pour son résidu de fausse couche de rejeton, il est inutile de trop épiloguer sur les conséquences de ces luttes intestines. Les têtes** valsent. Un neveu par ci, un cousin par là. Et un gamin, de temps en temps, pour donner une bonne leçon ou entretenir l’inquiétude chez le petit personnel.

El Infierno est un film effroyablement ricanant. Parfois le rythme s’en ressent et si l’histoire donne la sensation de s’enliser, c’est pour mieux prendre des chemins de traverse. L’instinct de conservation, plus que la morale ou les scrupules, mène la danse et les retournements de situation. Si certains acteurs outrent leur jeu, c’est également pour mieux tordre le cou aux archétypes. Et ménager quelques excellentes surprises.

Luis Estrada, pourvoyeur de sales blagues, n’épargne rien, ni personne, du haut fonctionnaire vipérin à la mère de famille oublieuse du sang versé à la vue d’une rolex en passant par des prêtres avides et prêts à tout pour toucher leur enveloppe, de l’enterrement à la chaîne au baptême d’une arme. Sans oublier la lâcheté ordinaire des élus, le manque total de confiance dans les services de police (Corrompus jusqu’à la moelle, ne bouffent-ils pas à tous les râteliers, prêts à se parjurer et à trahir pour quelques biftons de plus, persuadés que leurs uniformes les protègent du courroux des ordures qu’ils trahissent ?) et, en tout état de cause, le mépris caractérisé pour la vie humaine et le sort d’une population embarquée dans un cycle de violences inouïes et de choix impossibles. Car est-il bien judicieux d’envoyer sa progéniture étudier dans une école financée par l’argent de la drogue qui les tuera un jour ou l’autre ?

Que les enfants tombent sous les balles ou prennent les armes en parfaits émules de leurs aînés et c’est tout un pays qui sombre au rythme des ritournelles des narcocorridos.

Les spectres de Ciudad juarez ne sont jamais bien loin. San Miguel ressemble à une ville morte et ferait un décor de western parfait avec ses grands espaces désertiques où ne chevauchent plus que les 4X4 des narcos et ses haciendas puant le pognon et la mort violente. Les flics sont interchangeables, les dealers aussi. Chacun à sa place, l’argent coule à flots et l’entente est tacite. Qu’un seul en vienne à traverser la ligne invisible et la machine s’emballe. Ne reste plus alors qu’à ériger des mausolées d’un mauvais goût absolu trônant pour l’éternité au milieu de modestes tombes creusées à la va-vite et où reposent les dommages collatéraux d’une guerre fratricide.

Que voilà donc pour tromper le diable, sous des allures de fable un brin goguenarde, une rigolade bien salutaire, suprêmement insolente, et faisant quelque peu la pige à son grand voisin américain à qui il emprunte sans vergogne codes et clins d’œil. Depuis La horde sauvage, jamais massacre au ralenti ne fut plus jouissif.

* On peut sans peine imaginer lorsqu’un capitaine de police affirme sans sourire à notre héros aspirant à une protection de témoin « le président rêve d’une nation de délateurs » que Felipe Calderoń aura apprécié la pique à sa juste valeur.
** Sur la manie et le pourquoi de la décapitation au Mexique, se reporter au remarquable livre-enquête de Sergio González Rodríguez, L’homme sans tête.

A NOTER. El infierno bénéficie d’une deuxième projection à L’Etrange Festival le mardi 6 septembre.

El infierno de Luis Estrada_2010
avec Damián Alcázar, Joaquín Cosio, Ernesto Gómez Cruz, Maria Rojo, Elizabeth Cervantes, Daniel Giménez Cacho, Kristyan Ferrer et Salvador Sanchez