Cirkus Columbia de Danis Tanovic

Cirkus Columbia de Danis Tanovic © Happiness Distribution

Histoire du chat qui n’était pas là. Quelle misérable mouche a donc piqué Divko Buntic (Miki Manojlovic, confondant de sobre bouffonnerie et d’humanité blessée) pour qu’il revienne, revêtu des atours du nouveau riche triomphant — Mercedes écarlate, grosses coupures et juvénile créature au bras — dans son petit village natal de Bosnie Herzégovine qu’il avait quitté en catastrophe plus de vingt ans auparavant au triste avènement du communisme ?

Et l’odieux de faire lâchement expulser (jamais ignominieuse action ne fut plus hilarante) son épouse, Lucija (excellente Mira Furlan) de la maison familiale — sous le fallacieux prétexte qu’elle a vécu deux décennies à ses crochets — et de se comporter en tyran domestique dont l’impudent égoïsme le partage à l’aveuglement total quant à l’avenir du pays qu’il vient reconquérir, tant il est occupé à assouvir avec gourmandise une douce revanche.

Le mur de Berlin est tombé, et pas du bon côté s’en désolent certains. Nous sommes au début des années 90 et déjà l’ex-Yougoslavie bruisse des signes avant coureurs (innocents incrédules, injures larvées, bastonnade d’un vieux maire si dévoué à Tito qu’il en héberge la statue dans son salon (!), intimidations de l’armée et des milices naissances) du conflit qui va l’exsanguiner et mener les belligérants aux confins de la folie.

Un dramatique événement va alors réveiller Divko de sa torpeur. Alors qu’il tente d’apprivoiser un fils (Boris Ler) qu’il n’a pas élevé et qui lorgne sur la rouquine ébouriffante (Jelena Stupljanin) avec laquelle il s’affiche imprudemment, son porte-bonheur, Boni, le matou adoré qu’il chérit comme un enfant, va lâchement l’abandonner à ses chimères et disparaître corps et biens. Sans que rien n’y fasse ou presque, pour le faire revenir dans le foyer désormais brisé des Buntic.

Divko se fiche certes comme d’une guigne de se ridiculiser à chercher partout son chat et à s’enivrer rongé par ce chagrin qui lui gâche le plaisir du retour. Le plus important pour lui n’est-il avant tout d’humilier l’épouse qu’il juge coupable de trahison et a fortiori d’ignorer tout autant les moqueries de ses voisins qu’il méprise doucereusement (ne se balade-t-il pas les poches emplies d’énormes coupures, persuadé que l’argent résout tout ?) que les signaux que lui envoie le destin.

Car certains habitants songent à leur tour à l’exil. Tandis que d’autres, voyant en ce maître affligé une bonne occasion de s’enrichir, vont bientôt se lancer nuit et jour à la chasse au félin, convoitant la somptueuse récompense offerte. Burlesque activité qui va donner lieu à une scène récurrente où l’innocent du village apportera religieusement chaque matin une bestiole pouilleuse en échange de quelques billets que Divko, pas si mauvais bougre au fond, lui offre généreusement aux fins de s’en débarrasser.

Danis Tanovic, tout à sa fable, n’en oublie pas de nous alarmer sur cette étrange douceur de vivre, quasi inconsciente, qui semble régner alors que d’inquiétantes nouvelles parviennent de Croatie. Les jeunes gens rêvent aux filles et s’abandonnent aux baignades innocentes mais déjà, le moindre mot cinglant donne lieu à d’homériques bagarres tandis que, si les étoiles rouges sont abandonnées par peur ou par calcul, les uniformes, les armes et les complots refont surface. Ainsi que les arrestations arbitraires.

Bien que Cirkus Columbia soit exempt du cynisme grinçant qui parcourait No man’s land, premier film du réalisateur, Danis Tanovic n’épargne guère son personnage principal, pour qui la nostalgie n’est définitivement plus ce qu’elle était, pathétique fanfaron accablé d’une blessure d’orgueil pour laquelle il finira sans doute par payer le prix fort. En attendant, Divko, l’éternel mélancolique, a fait son choix.

Qu’importe après tout que les bombes explosent, si le but de toute vie n’était finalement qu’un formidable tour de manège nous emmenant très près du ciel, bien loin de la folie naturelle des hommes.

Cirkus Columbia de Danis Tanovic_2010
avec Miki Manojlovic, Mira Furlan, Boris Ler, Jelena Stupljanin, Mario Knezovic et Milan Strljic