Mélodie tzigane de Seijun Suzuki [Festival Paris Cinéma 2010]

Mélodie tzigane de Seijun Suzuki © Little More Co

Danse de mort. Revenu aux affaires après un passage à vide dû pour une grande part à l’incompréhension totale que son mythique La marque du tueur/Koroshi no rakuin_1967 (qui permit à son acteur de prédilection au faciès de hamster, Jo Shishido, de briller une nouvelle fois en tueur cynique et désinvolte) généra dans le cerveau inquiet du président de la Nikkatsu, productrice du film, Seijun Suzuki change radicalement de style au risque de perdre ses admirateurs.

Oubliées les couleurs pop saturées et la violence graphique de ses plus beaux films (La jeunesse de la bête/Yajû no seishun_1963, La barrière de chair/Nikutai no mon_1964, Les fleurs et les vagues/Hana to dotô_1964) qui inspireront autant Quentin Tarantino pour Kill Bill_2003 que Jim Jarmush dans Ghost Dog_1999, son hommage au maître.

Seijun Suzuki pour sa trilogie sur l’ère Teishô (1912-1921) privilégie plutôt en véritable esthète les ombres et les clairs obscurs et, parce qu’il est impossible de se refaire, la cruauté mentale en guise de tortures raffinées remplace avantageusement la brutalité habituelle qui n’a pas sa place dans cette énigmatique Mélodie tzigane truffée de faux-semblants, de spectres et de chausse-trappes.

Il est à regretter que ni Brumes de chaleur/Kagerôza_1981 ni Yumeji Yumeji_1991 n’aient été présentés au Festival Paris Cinéma tant la fascination que Mélodie Tzigane inspire de par son scénario dédaléen et sa symbolique surréaliste laisse présager un triptyque de fort belle facture.

Le réalisateur se plaît à nous perdre dans des décors labyrinthiques, n’hésitant pas à jouer de la déchronologie ou de surprenants anachronismes pour nous conter l’étrange amitié entre deux hommes que leurs conditions sociales et leurs penchants culturels — l’un est encore proche du Japon rural (le très charismatique Yoshio Harada), l’autre plus occidentalisé (Toshiya Fujita, futur réalisateur de Lady Snowblood_1973) — devraient pourtant séparer.

Captivants jeux de disparitions, envolées lyriques et passionnelles, triolisme, échangisme, fétichisme, nécrophilie… Finalement les deux hommes ne semblent être que des pantins pour les femmes qu’ils croisent. Une prostituée qui ressemble étrangement à l’épouse du premier semble mener cette danse de désir et de mort. Les deux femmes sont-elles le miroir l’une de l’autre ? Y a-t-il eu crime ? N’a-t-on pas assisté dans la superbe première scène à la découverte d’un cadavre de femme en voie de putréfaction emprisonné dans un filet de pêche ? Envoûté, notre héros n’a-t-il pas alors pris conscience en rencontrant la copie conforme de sa tendre moitié (simple ressemblance ou substitution d’une morte ?) de certains désirs obscurs qu’il tentait de maitriser ?

A nous de répondre et de combler les vides, Seijun Suzuki étant plus occupé à s’amuser à truffer son film d’apparitions fantastiques. Ainsi assistons-nous en parallèle à l’insolite comédie vaudevillesque que joue un trio d’aveugles, inconscients du spectacle qu’ils offrent à nos deux héros dubitatifs. Mais, encore une fois, inutile de chercher une quelconque logique à ce catalogue de souvenirs semi-autobiographiques du réalisateur, d’autant plus que la naissance d’un enfant contribue à épaissir le mystère qui perce sous chaque péripétie. Car peu nous chaud en définitive qu’il s’agisse de réalité ou de délires psychotiques.

Brisant tous les codes de la narration, liant les scènes par de répétitifs passages sur un phonographe de cette fameuse Mélodie tzigane de Pablo Sarasate comme fil d’Ariane, le passé, l’imaginaire, voire le futur se mélangent, les êtres trépassent sans doute mais vivent encore dans la mémoire de ceux qui les ont tant aimés ou hantent obstinément les demeures, tels des fantômes chagrins.

La beauté radieuse des deux actrices principales (la douce Naoko Otani, la traditionnelle et la perverse Michiyo Ookusu, la moderne), vénéneuses femmes-renardes, illuminent un film sombre où pertes tragiques et maladies mentales règnent sans partage.

La longueur même de Mélodie tzigane (près de 3 heures) et son rythme parfois lymphatique encouragent les spectateurs à se laisser aller à une douce léthargie pour mieux savourer les pièges temporels disséminés par un Seijun Suzuki décidément toujours aussi facétieux. L’épilogue n’en est que plus intrigant et donne diablement envie, non seulement de revoir ce chant indubitablement hypnotique, mais de découvrir également les deux autres films de la trilogie.

Mélodie tzigane/Tsuigoineruwaizen/Zigeunerweisen de Seijun Suzuki_1980
avec Yoshio Harada, Naoko Otani, Toshiya Fujita, Michiyo Okusu et Kisako Makishi