Trabalhar Cansa de Juliana Rojas & Marco Dutra

Trabalhar Cansa de Juliana Rojas & Marco Dutra © Bodega Films

La source de tous nos maux. Travailler fatigue affirme le titre du premier long métrage de Juliana Rojas et Marco Dutra. Certes. Mais dans un système économique où être sans emploi vous rend invisible et vous soustrait du monde des vivants pour vous métamorphoser en statistique, ne pas travailler peut tuer, voire vous mener aux confins de la folie si vous êtes chanceux. Et être victime de cette mésaventure sous le soleil brésilien ne change rien à l’affaire.

Otávio, récent licencié, n’est guère à la fête. Et ce n’est pas son épouse Héléna qui décide au même moment de monter une affaire qui peut lui être d’une aide quelconque. Bien au contraire. Car ce qui semble essentiellement épuiser Héléna est surtout la crainte des lendemains qui déchantent (cf. une scène de ménage particulièrement blessante engendrée par « l’oubli » du paiement d’une facture qui les prive d’électricité — et leur fille de la jouissance de la télévision).

La jeune femme, tout à la réalisation de son projet, voit son enthousiasme décuplé par les craintes de son époux désormais inactif qui, par conséquent, n’a plus droit au chapitre, et révèle tantôt de grandes prédispositions à user et abuser du pouvoir que lui confère son nouveau statut.

Héléna se mue en femme sous influence. Faisant renaître une supérette dans un quartier sinistré et consciente du bien-être qu’elle apporte à ses habitants, elle ne tardera pas à y mener ses subordonnés à la baguette. De la même impudente manière, va-t-elle confier les clés de son logis, l’amour de son enfant et la compagnie dépressive de son conjoint à une jeune fille peu instruite qu’elle va — songe-t-elle — exploiter à sa guise, espérant bien économiser sur la bête les frais à venir. L’employée de maison se verra donc offrir un stage d’esclave à tout faire et un placard en guise de chambrette. Toute liberté lui étant cependant offerte — mépris ultime — de ne pas accepter ce marché de dupes.

Radicalement aveugle à la souffrance muette d’Otávio, tout autant émasculé par l’effrayante énergie de cette gorgone qui se démène sans compter que par ses infructueuses recherches d’emploi — entretien d’embauche qui vire à la farce grotesque et à laquelle il refuse en un sursaut de participer, confident compréhensif de toutes les plaies du pays lors d’une tentative de télétravail — Héléna use désormais sans vergogne de son autonomie. Ô quelle joie de rester au boulot jusqu’à pas d’heure, de tempêter sur l’avancée des travaux de rénovation, de licencier un employé sur des soupçons mal fondés !

Il n’y aurait rien de bien nouveau sous la dette mondiale et la charge serait féroce, voire caricaturale si les deux réalisateurs n’avaient subtilement fait bifurquer leur portrait des écueils et dangers de la libre entreprise sur les rails du cinéma de genre. L’horreur s’invite, posément, sans  crier gare.

Chaque soir, à l’heure de la fermeture, un chien de l’enfer surgi de nulle part abreuve Héléna de ses aboiements stridents. Des blattes envahissent l’établissement, une odeur répugnante se répand, un mur se couvre d’inquiétantes moisissures, un liquide noir et visqueux — le sang des bêtes ? — s’insinue entre les joints d’un carrelage récemment posé. Un Otávio inactif venu à la rescousse lui suggère ironiquement — mais plaisante-t-il seulement ce brave homme qui aurait quelques raisons de se muer en maniaque homicide ? — de l’attacher aux chaînes fixées dans les murs. Des outils de taille fantastique ont été abandonnés par les anciens propriétaires des lieux mystérieusement disparus dans la tourmente de la crise économique. Leurs fantômes semblent errer sur les écrans de contrôle et dans les rayons à la nuit tombée. Moment trouille assuré, lorsqu’un automate — père noël jovial — se met en branle devant l’invisible. Sans compter que des produits de première nécessité s’évaporent.

C’est dans cette atmosphère malsaine que la supérette ouvre ses portes, tandis que le couple se délite. A une énième plaisanterie cynique de son mari qui évoque l’idée d’un rituel vaudou du petit personnel contre le monstre qui les pressure, l’histoire enfin s’emballe mais ce n’est pas la chimère qu’ils découvrent derrière le mur et sa destruction qui va résoudre leurs difficultés et apaiser leurs tourments. Encore moins inculquer un peu de charité aux profiteurs de tous poils. Tout au plus, l’autodafé aura-t-il fait renaître ambition et rage dans le cœur d’Otávio.

Oubliant tout amour propre, l’homme reprendra sagement sa place dans le grand maelstrom de la productivité avec ce qu’il faut de soumission aux règles du jeu et de désir d’exception mêlés, tandis que la plus humble d’entre tous se sera émancipée dans la plus absolue discrétion.

Bénéficiant d’une interprétation ad hoc et excellant dans la peinture d’un climat délétère et peu amène qui rend à tout un chacun la monnaie de sa pièce — aux pauvres l’humiliation quotidienne, aux possédants la peur d’être dépossédés — en patientant avant l’apocalypse, Trabalhar cansa inquiète mais surtout, nous titille les neurones bien longtemps après sa vision.  Ce n’est pas la moindre des réussites de ce film singulier.

Trabalhar Cansa de Juliana Rojas & Marco Dutra_2011
avec Helena Albergaria, Marat Descartes, Naloana Lima, Marina Flores, Lilian Blanc et Gilda Nomacce