Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi & Mojtaba Mirtahmasb

Ceci n'est pas un film de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb © Kanibal Films Distribution

Je filme, donc je vis. Il a beau rigoler le Jafar, ravi du pied de nez qu’il fait à ses juges trop pressés de le condamner, il n’en mène quand même pas large.

Pourtant, assigné à résidence dans son appartement cossu du centre de Téhéran, s’il lui est interdit de réaliser et mettre en scène, il ne lui est pas défendu de faire l’acteur. S’il lui est interdit d’écrire des scénarii, il ne lui est pas contesté le droit de faire une lecture de celui qui lui a valu un rejet définitif de la commission de censure. S’il lui est interdit d’accorder des interviews, il n’est pas hors-la-loi s’il s’auto-portraiture. S’il lui est interdit de toucher à une caméra, il n’est pas illicite qu’il enregistre des vidéos avec son téléphone portable. Et ainsi de suite. Dieu soit loué ! s’exclame-t-il à l’attention de son ami et alter ego, Mojtaba Mirtahmasb, qui a accepté de lui prêter main forte pour ce non documentaire mais vrai auto-portrait, probable premier épisode d’une longue œuvre envisagée par le documentariste et ironiquement intitulée « Dans les coulisses des non-films des réalisateurs iraniens ».

Ou comment retourner une situation kafkaïenne contre ses propres censeurs. Car malgré tout, Jafar Panahi tourne, mais en rond, dans sa cage dorée à moult ouvertures dont il ne peut franchir la porte d’entrée.

La torture par l’attente. Ceci n’est pas un film aurait tout aussi bien pu s’intituler Une journée ordinaire dans la vie de Jafar Panahi. Mais en l’occurrence, la date choisie pour cette auto-mise en scène à quatre mains est décisive. Le réalisateur saura (enfin? sans doute? peut-être?) si oui ou non sa condamnation à 6 ans de prison ferme et 20 ans d’interdiction de tournage pour « propagande hostile » au régime va être levée ou du moins allégée, ce que semble lui promettre l’avocate qu’il a en ligne mais sans garantie aucune. Il est clair que les juges ne peuvent ainsi perdre la face en annulant purement et simplement une décision de la cour suprême saisit-on dans leurs échanges, mais des paroles de réconfort viennent atténuer le manque cruel de nouvelles.

L’art de périr d’ennui. Pour tromper l’angoisse qui s’épaissit et l’abattement qui menace, Jafar tout en conversant avec humour avec Mojtaba, déambule dans les pièces vides, nourrit un iguane boudeur, refuse de prendre en pension un clébard tyrannique (la scène est hilarante et l’immonde cabot, le gimmick drolatique du film), s’immortalise dans tous ces petits riens d’une vie qui prennent brusquement tant d’importance dès lors que le principal manque, la liberté de mouvements. Tout au plus, se précipite-t-il parfois à une fenêtre ouverte, armé de son portable, pour filmer le hors champ, Téhéran, cette ville plein de bruits et de clameurs dans laquelle il lui est désormais impossible de circuler en toute indépendance.

Quand je m’ennuie, je filme explique-t-il tout de go à Mojtaba qui s’amuse de le voir brandir ainsi son téléphone, le Festival Pocket Film n’étant guère entré dans les mœurs iraniennes. Essayant toutefois d’offrir bonne figure, voilà Jafar qui construit les décors du film qui ne verra jamais le jour — contant l’histoire d’une jeune iranienne tentée par le suicide lorsque son indépendance  et sa soif d’étudier lui sont retirées —, en 2D, sur le tapis du salon et qui en mime les premières scènes. Jusqu’à ce que gagné par l’émotion, il s’emporte car A quoi bon filmer quand on peut raconter? Il ne tient pas à être acteur (mais en profite pour revoir sur DVD quelques jeunes amateurs croisés au cours de sa carrière et louer avec tendresse leur justesse et leur générosité), ne veut plus lire son scénario ni même l’imaginer, ce qu’il veut, c’est tourner.

Et un homme qui s’emmerde à mourir en oublie toujours d’être prudent. Voici notre cinéaste qui tente de retenir jusqu’au bout de la nuit son ami qui se doit à ses obligations familiales, puis s’empare de la caméra abandonnée pour suivre un jeune homme — qui se dit remplaçant des gardiens habituels — venu chercher ses poubelles. Du tournage de cet acte trivial, nait une impulsion, celle de le suivre dans un ascenseur d’une taille cauchemardesque pour un claustrophobe et de l’interviewer. Le garçon, insouciant et attentionné continue alors gaiement son activité de nettoyage, visiblement pâmé d’être en si célèbre compagnie.

Mais au fur et à mesure que cette nouvelle cage descend vers le rez-de-chaussée, donc une possible liberté, Ceci n’est pas un film mute sans ménagement en thriller haletant, car par le simple pouvoir de la parole, Jafar Panahi a insinué en nous, occidentaux bien installés dans nos moelleux fauteuils de cinéma, la paranoïa naturelle qui accompagne tout iranien surpris dans l’œil du pouvoir et de la censure. Le documentaire devient clandestinement fiction et nous voilà, remplis d’inquiétude, à nous interroger sur l’identité véritable de son compagnon d’ascenseur. Puisque rien ne nous affirme que cet étudiant affable soit ce qu’il prétend, un fan énamouré, étudiant en « recherche artistique », et non un espion à la solde des tyrans.

Jafar Panahi sort enfin dans la cour son immeuble. Il filme dans la nuit les feux d’un Téhéran en fête et s’arrête devant les grilles que franchit allègrement le gardien qui ne reviendra pas.

Ceci n’est pas un film est sorti clandestinement d’Iran par la grâce d’une clé USB et de complicités amicales anonymement remerciés en fin de métrage. Ceci n’est pas un film de fiction.

Le 18 septembre Mojtaba Mirtahmasb a été arrêté et emprisonné en compagnie de cinq autres cinéastes et producteurs iraniens pour « espionnage ».

Ceci n’est pas un film/In film nist de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb_2011