La solitude des nombres premiers de Saverio Costanzo

La solitude des nombres premiers de Saverio Costanzo © Le Pacte

Le regard des autres. La vie, ça n’est pas de la tarte. Surtout lorsque l’on a rien demandé. Expulsés dans un monde où tout n’est jamais que regards indiscrets et jugements portés, bienheureux les êtres qui mènent leur chemin sans se soucier du monde et de ses conventions, et parfois y trouvent la juste moitié à laquelle s’accorder.

Autant avouer qu’Alice et Mattia, le couple dont le destin nous importe ici n’est guère parti du bon pied (le jeu de mot est atrocement absurde, pardon).

Scrutés sur plus d’une vingtaine d’années et ce, à quatre époques de leurs existences, par la caméra inquisitrice de Saverio Costanzo (déjà auteur du magnifiquement âpre In memoria di me_2008), incarnés, voire habités par six acteurs remarquables, nos deux héros, abîmés par les aléas de la vie — nature injustement cruelle, parents improbables, culpabilité sous-jacente — vont se reconnaître au premier coup d’œil tant leur étrangeté est patente.

Alice, suite à un accident, a la démarche claudicante. Mattia, partie masculine d’une naissance gémellaire a tout de l’autiste de génie a contrario de sa sœur, pure énergie en souffrance. Enferrés dans un isolement quasi inévitable, le film conte sur deux heures le long chemin qui les sépare l’un de l’autre, puzzle crève-cœur révélant les incidents de parcours, les secrets de famille, les douleurs mais tout autant les joies et les efforts entrepris pour s’intégrer à une société impatiente, et souvent aussi brutale que féroce envers ceux qui diffèrent du commun du mortel.

Il est sans doute préférable, pour mieux goûter l’aventure, de ne pas avoir lu auparavant le livre éponyme de Paolo Giordano. Ayant décidé de déstructurer la chronologie des événements, Saverio Costanzo a en outre choisi de filmer parallèlement ces deux vies solitaires sous forme de chroniques horrifiques.

De fait, le spectateur a tout loisir au gré des flashbacks d’envisager le pire pour ses héros qui ne sont pourtant déjà guère épargnés. Car méchanceté enfantine et bêtise adolescente (notons au passage un hommage appuyé au Carrie de Brian de Palma_1976, à l’issue radicalement opposée) sont épinglées tour à tour. Et la mesquinerie d’adultes bouffis d’orgueil ou versés dans le désespoir n’est guère en reste.

Nonobstant, le film débute par une représentation théâtrale où s’égayent de jeunes bambins excessivement grimés devant un parterre de parents prêts à applaudir un spectacle scolaire jusqu’à ce que le hurlement strident d’une enfant marque la fin de la fiesta et le début de l’histoire.

Les déguisements (réels ou feints), le maquillage outrancier (un clown lors d’une fête d’anniversaire semble se transformer en croquemitaine tandis qu’au même instant un monstre à visage d’ange scelle son destin), les masques (de l’amitié et de l’amour parental) et les doubles — figures imposées du giallo — vont parcourir ainsi les décennies au son de musiques entêtantes (certaines reconnaissables par les amateurs du genre, comme cet emprunt de la ritournelle ultra sucrée chargée d’inquiétude, signée Ennio Morricone, qui traverse L’oiseau au plumage de cristal/L’uccello dalle piume di cristallo de Dario Argento_1970). L’esthétique du film, aux couleurs violemment contrastées, contribue également au vertige.

Mais cette intelligente dextérité ne serait que pur exercice de style si le film n’était interprété par des comédiens en état de grâce. Les enfants (Martina Albano, Tommaso Neri et Giorgia Pizzo) sont plus que parfaitement dirigés, les adolescents (Arianna Nastro, Vittorio Lomartire et Aurora Ruffino, cette dernière jouant une partition subtile dans un rôle trouble d’infecte chipie brusquement foudroyée par la vision d’une cicatrice défigurant une hanche androgyne), aussi.

Isabella Rossellini propose une nouvelle facette de mère ogresse dans la lignée de celle qu’elle jouait dans Two lovers de James Gray_2008 (Elle est immense et terrible lorsqu’elle confesse à son époux les sombres pensées que lui inspire sa condition de génitrice). Enfin, la superbe Alba Rohrwacher et le nouveau venu Luca Marinelli poussent très loin l’amour de leur métier en n’hésitant pas à s’oublier, jusqu’à inscrire dans leurs corps mêmes les stigmates des passions destructrices de leurs personnages.

La fascination est alors à son comble et les derniers plans nous abandonnent pantelants et hagards. Ce magnifique mélo dissimulé sous les oripeaux du thriller est à ne pas rater donc, pour tenter d’occulter ne serait-ce qu’un instant nos propres névroses.

La solitude des nombres premiers/La solitudine dei numeri primi de Saverio Costanzo_2011
avec Alba Rohrwacher, Arianna Nastro, Martina Albano, Luca Marinelli, Vittorio Lomartire, Tommaso Neri, Isabella Rossellini, Aurora Ruffino, Giorgia Pizzo et Filippo Timi