Sauna de Antti-Jussi Annila

Sauna de Antti-Jussi Annila © Bronson Club

Je suis le gardien de mon frère. Nul n’est besoin d’être versé dans les guerres russo-suédoises de la fin du XVIe, voire les contes scandinaves, pour apprécier et se laisser envouter par la charge hypnotique générée par le deuxième film* d’Antti-Jussi Annila.

Un sanglant conflit vient de s’achever aux termes de 25 années de carnages en tous genres et il est plus que temps de redessiner les nouvelles frontières. Les gouvernements dépêchent alors cartographes et diplomates aux quatre coins de leurs pays respectifs.

La mission topographique envoyée au nord, dans un no man’s land abandonné des dieux, est vouée à l’échec nous prévient d’entrée le réalisateur avant de nous présenter ses sombres héros morbides, Eerik et Knut, deux frères finlandais aussi différents que l’étaient sans nul doute Abel et Caïn.

Le film va alors s’attacher tout autant aux rapports conflictuels qu’ils entretiennent avec leurs homologues russes, anciens ennemis nouveaux alliés dont ils doivent s’accommoder, qu’à cette relation fraternelle teintée d’admiration, de crainte, de dévotion et de dégoût qui les asphyxie, va les mener aux pires extrémités et — nous le pressentons dès le prologue — aux confins de la folie.

Tant est qu’il reste encore à prouver que leurs charmants esprits n’offraient pas quelques dispositions antérieures.

Les rivières n’en finissent pas de dégorger du sang que déjà Eerik, le boucher, en est à sa 73ème victime qu’il écharpe méthodiquement, persuadé d’avoir affaire à un ennemi de la nation. Et ce, alors que la guerre est finie. Mais est-il envisageable pour un homme de sa trempe n’ayant connu que massacres et rapines de s’adapter à une existence pacifique et communautaire ? Ce guerrier anguleux d’une taille imposante et d’une agressivité à fleur de peau a cependant quelques points faibles. Sa crainte de l’eau d’une part — ce qui va s’avérer ironique puisque la contrée qu’il est censé diviser en parts égales s’enfonce dans d’insalubres marais — puis le fait qu’il devienne peu à peu aveugle. Ses petites lunettes cerclées de fer intriguent aussi bien que leur porteur effraie.

D’autre part, l’amour exclusif parfois teinté d’envie qu’il voue à son frère cadet — l’intellectuel exempté de conflit sur lequel reposent tous les espoirs de grandeur de la famille — le pousse à se poser quoiqu’il lui en coûte en gardien de son corps et de la pureté de son âme. Knut, qui ne rêve que de fraternisation — et notamment avec les jeunes filles de la région — n’en demande pas tant et apprécierait parfois bien plus la compagnie de ses collègues russes qui le convoitent telle une friandise exotique, que celle de son frère, violente et imprévisible.

C’est — prétendra-t-il ensuite tout au long de leur voyage — pour avoir voulu protéger une adolescente (qui lui inspirait sournoisement moult pensées libidineuses) de l’irascibilité d’Eerik occupé à occire le paternel, qu’il l’a enfermée sous terre la condamnant à périr de froid, de faim et de terreur. La malheureuse vient lui faire de l’œil dans les marécages où sa boussole s’affole.

Et le spectateur de se demander brusquement si Antti-Jussi Annila ne va pas reproduire Ring** et consorts, où de fantomatiques demoiselles à cheveux longs et gras savouraient lentement leur vengeance en rendant dingos tous ceux qui avaient le malheur de les approcher. D’ailleurs, l’atmosphère délétère et foncièrement oppressante, magnifiée par la photographie glaciale d’Henri Blomberg, s’y prête à merveille, et renforce la mystérieuse impiété ressentie au sein de cette forêt hivernale qui offrirait aisément, si on n’y prenait garde, un fabuleux refuge à quelques monstres antédiluviens.

Tandis que Knut bataille ferme avec sa culpabilité, les missionnés découvrent, silencieusement tapi au milieu d’un bourbier, un monolithe blanc qui n’apparaît sur aucune de leurs cartes. Pas plus que l’étrange village qui les reçoit en son sein. Propre comme un sou neuf. Uniquement peuplé de vieillards et de femmes, si l’on excepte un enfant solitaire du genre frondeur. Recensement fait, Eerik va s’apercevoir avec inquiétude et rancœur que leur nombre est bizarrement égal à celui des crimes qu’il a perpétrés du (bon vieux) temps où il était « soldat ».

Nettoyer, lessiver, astiquer, récurer, voilà bien ce qui semble être la seule fonction des villageois qu’il méprise ouvertement. Son instinct de chasseur mis en éveil et doté qui plus est d’une intolérance religieuse crasse, le voilà qui tente de prendre ses hôtes en défaut. Pas un lieu de culte à l’horizon, mais un hôpital toutefois — on y croise Kati Outinen, complice favorite d’Aki Kaurismaki — où gisent des énucléés, mutilés volontaires.

Au dehors, trône — comme une injure à la rigueur toute protestante d’Eerik — le sauna, fascinante déité païenne, dont une ancienne légende prétend qu’il nettoie aussi bien les corps meurtris qu’il libère les âmes impures. Et que chaque homme qui s’y risque doit être prêt à se soumettre, et l’aveugle de voir, dut-il sombrer pour l’éternité.

Petit traité de la rédemption emprunt de mysticisme — le Stalker de Tarkovski n’est pas loin —, Sauna, principalement fondé sur l’expectative et l’angoisse, perdra sans doute en cours de route de par son rythme singulier quelques spectateurs qui espèreraient — par la faute d’une bande annonce trop explicite qu’il est vivement conseillé de ne pas visionner, un plan de fin y étant bêtement inséré — un traitement de l’horreur gore et emphatique.

Nonobstant, un épilogue étourdissant de cruauté achève l’aventure de manière si abrupte — le film distille un malaise prégnant durant à peine 1h20 — qu’il nous abandonne, frustrés, dans un abîme de circonspection amère et d’hypothétiques questionnements.

Il est donc fortement conseillé de se laisser porter par les étonnantes vibrations de cette œuvre maléfique qui peut en outre s’enorgueillir d’ahurissantes interprétations des fort troublants Ville Virtanen (Eerik le belliqueux brusquement habité par l’esprit de sacrifice) et Tommi Eronen, qui incarne Knut, cadet aux écœurantes passions (in)assouvies.

* Prix du Jury Jeunes à Fantastic’Arts – Festival du Film Fantastique de Gérardmer 2009 16e édition
** Ring/Ringu de Hideo Nakata_1998

Sauna de Antti-Jussi Annila_2009
avec Ville Virtanen, Tommi Eronen, Viktor Klimenko, Sonja Petäjäjärvi, Kari Ketonen et Kati Outinen