Extrait de Moteur Coupez ! Mémoires d’un cinéaste singulier de Jean Rollin [Éditions Édite].
Luis Buñuel disait parfois : « Si le film est trop court, on rajoutera une scène de rêve ». Tout ce que cela implique de liberté dans la conception d’un film peut être revendiqué de différentes manières. Je peux dire, par exemple : « Si le film est trop pauvre, on rajoutera le bruit d’un train qui passe ».
Ecoutez-le. Il arrive, il passe, il s’éloigne. Peut-être même qu’à un moment il a fait entendre sa sirène. Y a-t-il quelque chose de plus évocateur ? Et pourtant, on ne l’a pas vu. Il n’existe que sur la bande-son. Et pourtant, c’est du cinéma, et le cinéma est vision.
Et pourtant… On dit que la perfection n’existe pas. Et pourtant, Les yeux sans visage, année après année, demeure un film parfait. De même que Les Hauts du Hurlevent demeure un livre parfait. Pour s’en rendre compte, encore faut-il avoir le sens du cinéma, c’est-à-dire de la poésie. Je n’ai jamais été un professionnel, et les professionnels ne m’ont jamais accepté. Comme l’a écrit, à peu près, Alain-Pierre Pillet : « Jean Rollin il est à côté ». Je ne suis pas de leur monde. Je ne fais pas de carrière. J’utilise aussi bien des acteurs venus du porno que des comédiens de la Comédie-Française. Cela fait partie de ma liberté. Dans ce métier, le cinéma, chacun d’entre nous est deux. Nous sommes le saltimbanque qui agite la chaine au bout de laquelle se trouve attaché l’ours, et qui ainsi le fait danser, maladroitement, lourdement d’une patte sur l’autre. Mais nous sommes aussi l’ours qui s’agite comme il peut.
Et parfois, rarement, la danse de l’ours se fait grâce. Et même les gestes du saltimbanque pour accompagner la danse se font mouvements et non plus saccades. L’un comme l’autre, l’ours et le saltimbanque, esquissent un ballet. Ils sont attachés l’un à l’autre par une chaine, et si l’un la fait bouger alors que l’autre la subit, ils n’en sont pas moins dépendants.
En mai 1987, le quotidien Libération, dans un numéro hors série, posait cette question à quelques cinéastes, dont j’étais : « Pourquoi filmez-vous ? ». Ma réponse fut publiée. En guise de « mot de la fin » à ce livre, la voici.
La question venant d’André Breton, la réponse y renvoie : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, cessent d’être perçus contradictoirement ». C’est pour trouver ce point que je filme. Dans la séquence d’ouverture de La ville abandonnée (Yellow sky) de William Wellman, sept cavaliers arrivent dans une petite ville de l’Ouest. Ils entrent dans le bar, couverts de poussière, épuisés. Accoudés au comptoir, ils voient alors sur le mur en face d’eux. C’est une peinture naïve, une femme nue sur le dos d’un cheval noir qui se cabre. Autour, c’est le désert. Cette peinture naïve est une ouverture sur le rêve, une projection. Enfin, l’un des hommes parle, c’est Gregory Peck. Il dit : « J’aimerais bien savoir où galope ce cheval ». C’est pour savoir où galope ce cheval que je filme. La même scène, avec un autre tableau et Henry Fonda à la place de Gregory Peck, apparaît dans L’étrange incident (The Ox-bow incident), du même William Wellman.
Dans Citizen Kane, Everett Sloane dit : « En 1886, sur un bateau qui croisait le mien, j’aperçus une jeune fille en blanc, tenant une ombrelle blanche. Je l’entrevis juste, et elle ne me vit pas. Mais, pas un mois depuis lors, je n’ai cessé de penser à elle ». C’est pour retrouver cette jeune fille en blanc que je filme.
A la fin de La machine à explorer le temps (The time machine), Rod Taylor est bloqué dans le futur par une porte. Il revient dans le présent, déplace sa machine et s’en retourne, mais cette fois, de l’autre côté de la porte où l’attend Yvette Mimieux. C’est pour rejoindre Yvette Mimieux derrière cette porte que je filme.
Dans Duel au soleil (Duel in the sun), une fleur étrange pousse là où se trouvaient Jennifer Jones et Gregory Peck au moment de leur mort. C’est pour voir cette fleur étrange que je filme. De même, je filme pour découvrir le Palais des jungles, l’immense palais en ruines du Maharaja envahi par les lianes et les singes, non loin du trésor gardé par le plus sage des cobras. On pouvait le voir dans Le livre de la jungle, le vrai, le film de Korda. Egalement pour entrer dans la photographie, comme le personnage de Mortelle randonnée — le livre de Marc Behm et le film de Claude Miller.
Où est ce point dont parle André Breton et que certains films évoquent ? Les deux prisonniers du Baiser de la femme araignée le trouvent. Il est là où sont parties les jeunes filles disparues de Pique-nique à Hanging Rock. C’est là où Erroll Flynn emporte Micheline Presle à la fin de La taverne de la Nouvelle-Orléans, là où va la barque qui emmène Stewart Granger au large dans Les contrebandiers de Moonfleet, là où se dirigent par les toits, les enfants insurgés de Zéro de conduite, là encore où les colombes des Yeux sans visage guident Edith Scob, là où dansent les amants des Passagers de la nuit (Dark passage), où Chaplin conduit Paulette Goddard loin des Temps modernes.
Ce point de rencontre entre le réel et l’imaginaire, le haut et le bas, je filme pour le croiser au détour d’une image. Il est à l’intérieur de la boîte à musique que possèdent les petites filles de La morte vivante. C’est vers lui que s’éloignent, l’une soutenant l’autre, Les paumées, que vogue le cercueil cachant les amants incestueux de Lèvres de sang. Il est au bout du viaduc traversé par le couple au cerveau détruit de La nuit des traquées. Il est la plage déserte qui se trouve derrière la porte du château du Viol du vampire. Sur cette plage, il n’est pas rare que la reine des vampires surgisse des eaux, à marée haute, sur son trône, tandis qu’une vague roule sur les galets Une rose de fer. Je filme pour le débusquer, ce point, à l’intérieur de l’horloge du Frisson des vampires dont la porte s’ouvre au douzième coup de minuit. Pour y être, il suffit de passer derrière le rideau de La vampire nue. C’est vers lui que regarde, à travers les barreaux qui l’emprisonnent, la petite asiatique des Trottoirs de Bangkok. Peut-être voit-elle le vieux phonographe à pavillon qui fait valser, la nuit, les jeunes filles en robe blanche de Fascination. Pourquoi je filme à la poursuite de ce point ? Parce que je suis certain de n’y jamais rencontrer ni Rambo ni Rocky ni Mad Max ni l’inspecteur Harry ni le justicier dans la ville, mais parce que là se trouvent King Kong, le Fantôme de l’opéra, Baloo, Fantômas, Le mystérieux docteur Satan, Monsieur Lange et son Arizona Jim, Rocambole et Sir William. Et tous mes copains du vrai cinoche, c’est là qu’ils sont allés : Eric Losfeld, Jean Boullet, Ado Kyrou… C’est pour eux, aussi, que je filme.
Jean Rollin, le rêveur égaré. Documentaire de Damien Dupont et Yvan Pierre-Kaiser_Teaser
* Avertissement * Les documentaires, bandes annonces et extraits qui suivent sont réservés à un public averti et pourraient choquer les jeunes âmes sensibles.
Jean Rollin, cinéaste de nulle part. Documentaire de Claude Girard
Jean Rollin et les femmes. Documentaire de Claude Girard