Gran Torino de Clint Eastwood

Gran Torino de Clint Eastwood © Warner Bros. France

Go ahead, Mr Eastwood, make my day. Excellente nouvelle pour tous les clintophiles, son dernier opus — véritable film-somme — est à hurler de rire.

Le papy indigne (78 ans au compteur quand même) s’est offert le rôle gratiné de Walt Kowalski, vétéran aigri de la guerre de Corée, veuf misanthrope au langage ordurier, qui lui permet de parodier intelligemment les « héros » qui ont fait sa gloire ou son infamie, allant de l’implacable tueur désespéré d’Unforgiven_1992 (qui reprenait goût au bonheur grâce à l’amour d’une prostituée défigurée) à L’inspecteur Harry (le get off my lawn de Kowalski vaut bien le make my day* du Dirty Harry immortalisé par Don Siegel en 1971) en passant par cette baderne de Maître de guerre_1986 (Kowalski remplace néanmoins les pompes guerrières et exercices martiaux par des travaux d’intérêt général en envoyant son petit soldat retaper les maisons du quartier), tout en évitant soigneusement le pathos qui engluait les dernières scènes de son Million Dollar baby_2005.

Nonobstant, Gran Torino, tout en rendant un bel hommage à tous les émigrants qui ont bâti et contribué à la grandeur des Etats-Unis, est également un gros glaviot balancé en pleine poire de l’Amérique blanche triomphante, raciste, va-t-en guerre et ultra-conservatrice, qui a déjà bien failli avaler son extrait de naissance en voyant Barack Obama entrer à la Maison Blanche…

Accessoirement, Clint Eastwood en profite pour régler définitivement ses comptes avec une carrière schizophrénique et les personnages hauts en couleurs et très ambivalents qu’il n’a jamais hésité à incarner avec un enthousiasme qui lui attira, tout au long de sa vie professionnelle, l’ire des censeurs de tous poils oubliant généreusement que le bonhomme — grand masochiste devant l’éternel — n’a jamais été le dernier à se flageller (au propre comme au figuré) et que même dans ses films les plus extrémistes, les dames y ont souvent eu le dernier mot (tout le casting féminin de The Beguiled de Don Siegel_1970, Sondra Locke dans The Gauntlet_1977 et Sudden impact_1983 ou la délicieuse Geneviève Bujold dans Tightrope de Richard Tuggle_1984, entre autres**).

Ici, son vieux gâteux sombrant dans l’alcoolisme, confit dans la haine, le remords et les regrets, n’a plus d’autre interlocutrice qu’une vieille chienne, sourde comme un pot, ce qui explique que la pauvre bête ne lui ait pas encore sauté à la gorge à l’écoute de son énième radotage sur les étrangers qui ont envahi sa banlieue chérie (Gran Torino offre également un point de vue unique sur une communauté mal connue fréquentée par le scénariste, Nick Schenk, les Hmongs***) ou la médiocrité de ses enfants, traitres à la patrie et à la mémoire de leur père puisqu’ils n’hésitent pas à s’exhiber dans des voitures japonaises à Détroit, capital américaine de l’automobile, berceau des usines Ford d’où est sortie la Gran Torino qui fait sa fierté de mécano.

L’ancien en rajoute dans le bougonnement rauque, le crachat, l’insulte, l’aparté, bref il est bon pour le cabanon… et c’est bien ce que songe le cancer qui le ronge. Ses échanges fleuris avec ses camarades de chambrée (coiffeur italien ou chef de chantier irlandais), outre qu’ils rappellent une époque pas si lointaine où les émigrés européens, après avoir massacré les gens du cru, se battirent comme des chiffonniers pour le partage du territoire, ne sont pas moins absurdes que les rites d’initiation des gangs (Il est d’ailleurs relativement jouissif pour le vieux grigou d’apprendre que sa guimbarde fait l’objet de toutes les convoitises****) et font passer Harry Callahan pour un enfant de chœur*****.

Suite à un accès de forte méchante humeur où il fait fuir une troupe de malfaisants, sauvant bien involontairement la mise au jeune garçon de la maison voisine, il voit sa triste existence bientôt envahie par un espoir de bonheur, de partage, de rédemption et de respect mutuel grâce aux émigrés Hmong qui l’encerclent désormais. L’ancêtre étant toujours fort sensible aux charmes de la gente féminine******, il n’est pas chose malaisée à la sœur aînée, Sue (parfaitement intégrée, possédant en sus d’un fort joli minois un solide sens de l’humour et de la répartie cinglante) de faire sa conquête, ni aux membres de la communauté de le corrompre grâce à une nourriture aux parfums plus subtils que le bœuf séché dont il a fait son ordinaire depuis la mort de son épouse.

Evoquant tour à tour le Charles Bronson******* de Death Wish de Michael Winner_1974 (notamment lorsque voulant sauver Sue cernée par trois membres d’un gang afro-américain qui ont pris à parti son compagnon, jeune blanc-bec stupide ayant adopté leurs tics de langage, il leur mime un flingue de la main avant de brandir une arme véritable) ou le John Wayne de The cowboys de Mark Rydell_1972, film dans lequel le grand héros américain apprenait à une bande de jeunes morveux à devenir des hommes, des vrais, le réalisateur enfonce à nouveau le clou qui blesse, confirme et signe.

Il n’a jamais été l’héritier de John Wayne. Comme Sergio Leone le faisait remarquer en rigolant, l’homme sans nom de ses westerns était parfaitement capable de tirer dans le dos de ses semblables et de n’en éprouver aucun remords. Inversement au choix du The Shootist/Le dernier des géants_1976 où son vieil ami Don Siegel offrait à la star atteinte d’un cancer une fin digne de sa légende, Clint Eastwood décide que son Walt Kowalski mérite de soigner sa sortie en faisant la nique à sa famille qu’il méprise, au jeune prêtre qui le poursuit de ses assiduités et dont il botterait bien le cul pour avoir eu autant « d’intimité » avec sa chère et tendre lors de la maladie qui l’a emportée (ne lègue-t-il pas sa maison à l’église juste histoire d’être jusqu’au bout un père indigne ?), à son créateur et aux spectateurs qui attendent impatiemment que l’infâme retraité révolvérise toutes les terreurs du quartier.

Devenu un vestige dans une Amérique de flingueurs arrogants à bout de souffle, Eastwood le dinosaure tourne le dos à ses démons, s’efface élégamment en protégeant l’avenir de la nouvelle génération (contrairement aux lardons du film de Mark Rydell qui atteignaient le rang d’homme par un crime de sang) et raccroche les gants. Définitivement ? Well, what do ya think, punk ?

* Go ahead, make my day est la proposition faite par Harry Callahan, héros de Sudden Impact réalisé en 1983 par Clint Eastwood, au complice des deux braqueurs d’une cafétéria qu’il vient d’abattre. Dialoguiste : Joseph C. Stinson

** Sans oublier la vénéneuse Jessica Walter qui manque lui faire la peau dans son second film, Play Misty for me_1972 et, dans un registre délibérément comique, Shirley MacLaine dans Two mules for sister Sara de Don Siegel_1970 où l’actrice déguisée en nonne fait tourner en bourrique le cow-boy mal dégrossi luttant contre ses idées libidineuses qu’incarne un Eastwood totalement dépassé

*** Pour avoir, de gré ou de force, combattu aux côtés des envahisseurs français et américains lors des guerres d’Indochine et du Vietnam, les Hmongs, montagnards originaires du Laos, sont aussi honnis et méprisés que les Harkis et comme eux, ont souffert de l’ingratitude des démocraties auxquelles ils se sont alliés. Ceux qui souhaitent parfaire leurs connaissances sont invités à lire l’excellent — mais éprouvant — témoignage de Cyril Payen Laos, la guerre oubliée (Editions Robert Laffont_2007)

**** Dialogue extrait d’Il buono, il brutto, il cattivo de Sergio Leone_1966. Scénario d’Age & Scarpelli.
Man With No Name : You see, in this world there’s two kinds of people, my friend: Those with loaded guns and those who dig. You dig.
Comme l’homme sans nom, Walt Kowalski estime que le monde se divise en deux : les émigrés européens, qui possèdent éventuellement une Ford Gran Torino, et la nouvelle génération de réfugiés — latinos, asiatiques — qui essaient de la lui piquer.

***** Dialogue entre Harry Callahan, son nouveau co-équipier d’origine mexicaine (incarné par Reni Santoni) sous l’œil sardonique d’un collègue (interprété par John Mitchum), extrait de Dirty Harry de Don Siegel_1971. Scénario de Harry Julian Fink, Rita M. Fink et Dean Riesner.
Gonzales : There is one question, Inspector Callahan: Why do they call you « Dirty Harry »?
De Georgio : Ah that’s one thing about our Harry, doesn’t play any favorites! Harry hates everybody: Limeys, Micks, Hebes, Fat Dagos, Niggers, Honkies, Chinks, you name it.
Gonzales : How does he feel about Mexicans?
De Georgio : Ask him.
Harry Callahan : Especially Spics.
La longue litanie raciste de Walt Kowalski finit par faire rire devant tant d’obstination crétine et fait songer au fameux sketch de l’irascible comique Lenny Bruce, que l’on peut entendre dans le biopic que Bob Fosse lui a consacré en 1974 — Lenny — où il est interprété par Dustin Hoffman, d’après un scénario de Julian Barry.

****** Clint Eastwood, tout émoustillé par le charme ravageur de sa jeune actrice, l’exquise Ahney Her, nous offre en prime son sourire de grand gala en rappel savoureux du vieux séducteur impénitent incarné par Donald Sutherland, un des héros cacochymes de son Space cowboys_2000

******* Une autre scène évoque à nouveau Charles Bronson, à qui Sean Penn offrit en 1991 un de ses plus beaux rôles dans son superbe The indian runner, où veuf dépressif il appelle son fils aîné avant de se suicider. La différence est de taille : l’amour filial indéfectible qui lie les protagonistes du film de Penn (acteur pour Eastwood dans le crépusculaire Mystic river_2003, tragédie familiale hantée par les remords et les trahisons) qui fait totalement défaut ici, excepté de manière détournée, lorsque Walt Kowalski décide de prendre sous une aile paternelle quelque peu handicapée le jeune asiatique qui héritera de ses seuls biens, sa voiture et son clébard
Source des dialogues : IMDb

Gran Torino de Clint Eastwood_2009
avec Clint Eastwood, Bee Vang, Ahney Her, Geraldine Hughes, John Carroll Lynch, Cory Hardrict, Ashley Kowalski, Dreama Walker et Doua Moua