Douleur, oubli et pardon : les voyages de Juliette. Le film débute par une belle rencontre imprévue entre Hiam Abbas et Leron Lovo, un simple échange de cigarette dans un train s’achevant par une étreinte comme un pied de nez à la bêtise réincarnée en douanier censeur.
En dix minutes, tout est dit de la souffrance et de la haine qui séparent encore deux peuples vivant côte à côte mais jamais vraiment l’un avec l’autre. Eh bien, outre qu’ils forment un couple magnifique, ils se parlent parce qu’ils se plaisent, qu’ils ont une histoire commune, que ce qui les séduit l’un chez l’autre c’est leurs qualités humaines et cette capacité à dépasser les préjugés. Ils ne veulent pas refaire le monde, ni le détruire, ils souhaitent seulement passer ensemble un bon moment dans ce lieu de passage qui les ramène à leur réalité, elle pour oublier le mépris du douanier, lui, Uli, parce qu’il va enterrer son père et qu’une aventure est parfois la seule façon de se sentir encore vivant. C’est une parenthèse dans leur vie.
On ne saura rien de plus sur la Palestinienne, l’Israélien, lui, s’arrête en Avignon et le (vrai) film peut commencer. Y a-t-il donc tellement de murs en son pays que machinalement il quittera la gare en franchissant la grille plutôt que de passer naturellement par la porte ?
Il y a comme un effet miroir dans Désengagement. Deux histoires (une fratrie en deuil et le retrait des colons israéliens des territoires palestiniens), partageant la même héroïne, Ana, qu’incarne une Juliette Binoche à la beauté fébrile et au talent inentamé, s’interpellent, se répondent et finissent par se confondre lorsque fuyant Avignon et l’enterrement de son père, Ana franchit un ultime check point et entre par effraction dans l’histoire israélienne.
En Avignon, les funérailles du père sont filmées comme une ultime représentation du Roi se meurt. Tandis que Barbara Hendricks a été conviée par les dernières dispositions du défunt à interpréter du Mahler (Amos Gitai opposera à ce chant la mélopée d’un Palestinien offrant à Ana un poème dédié à la terre et aux martyrs), Uli et Ana retrouvent instantanément leur complicité fraternelle d’antan.
Juliette Binoche est remarquable, que ce soit dans le détachement face à la souffrance (Ana accompagne le cercueil comme elle irait au théâtre, avec un sourire emprunt d’une fausse absence polie) ou la folie de l’enfance et ses jeux interdits (une interprétation hilare et troublante de perverse pépère). Petite fille joyeuse au bord de la crise de nerfs, elle s’est désengagée de sa propre vie, se laissant cajoler, façonner, entretenir par un mari trop âgé. Vivant dans le déni de ses responsabilités et comme en fraude depuis une vingtaine d’années, passablement timbrée, elle part en Israël comme on se jetterait à l’eau : pour en finir.
S’échappant d’une magnifique demeure aussi vaste et stérile qu’un palais vénitien pourrissant, étrangère dans un pays dont elle ne parle pas la langue mais où elle n’a pas hésité à abandonner sa fille, Ana part à la rencontre d’une enfant insoumise et traverse en somnambule un désert en proie à de brèves échauffourées. Lorsqu’elle devra convaincre du bien-fondé de sa présence l’autorité israélienne incarnée par des jeunes gens dont elle pourrait être la mère, Ana, autrefois si vive et séductrice, ne pourra leur opposer que ses larmes.
Lors des retrouvailles (avec une adulte indépendante, et bien plus responsable qu’elle), c’est un autre jeu qui s’instaure, fait de timides silences et d’élans incertains. Dans une très belle scène, sa fille lui fera visiter son petit jardin d’Eden, partageant avec elle les odeurs des épices et la beauté des plantes, avant de tenter d’échapper à l’expulsion dans un ultime mouvement de révolte (pas de poésie à la Kusturica ; ici, les maisons ne décollent pas de la terre par magie. L’armée déménage les écoles par hélicoptère, sans pathos, ni violence inutile). Ana verra alors sa fille transbahutée comme un vulgaire paquet et poussée dans un bus qui partira sans elle, l’abandonnant à son tour.
En réponse à l’étreinte amoureuse du début, répondra en final celle, désespérée, d’Ana essayant d’échapper aux bras apaisants de son frère, tandis qu’elle crache sa douleur, fait son deuil et pleure enfin ce père qui, par la grâce de son testament, l’a mise au monde une seconde fois.
Nous sommes des bédouins annonçait en préambule la remarquable Hiam Abbas parlant du peuple palestinien dont elle est une séduisante représentante. Juste. Mais tous les humains ne le sont-ils pas ? Coupables d’une extraordinaire capacité d’oubli, passagers en transit sur une terre qui tolère leur présence mais n’appartient à aucun, ni à ceux qui la cultivent (affirment les colons), ni à ceux qui étaient là « avant » (soutiennent les Palestiniens), ni surtout à ceux qui ont les moyens de se l’offrir, par l’argent, la guerre ou le sang d’autrui (s’imaginent les trois quarts de l’humanité), ni même à ceux qui la détruisent lentement et aisément jour après jour. Nous ne sommes tous que des voyageurs en sursis et Amos Gitai, qui s’est réservé le (beau) rôle du passeur, nous le rappelle élégamment. Il ne juge pas, il regarde. Il ne démontre rien, il filme la douleur et le chaos. Entre le Palestinien qui attend que tombent les murs et qu’on lui rende la terre qu’il estime sienne et l’Israélien qui l’occupe, la cultive et la chérit, occupé et occupant, tous désormais victimes d’un passé commun, Amos Gitai ne choisit pas car est-on à jamais responsable des fautes de nos pères.

Désengagement d’Amos Gitai_2008
avec Juliette Binoche, Liron Levo, Dana Ivgy, Tomer Russo, Hiam Abbass et Jeanne Moreau