Fleurs de papier de Guru Dutt

Fleurs de papierl de Guru Dutt © Guru Dutt Films

Écrit sur du vent. Mélodrame insensé — et accessoirement connu pour être le premier film indien en cinémascope —, Fleurs de papier est considéré comme le chant du cygne de Guru Dutt, réalisateur écorché vif, au pessimisme latent, se torturant inlassablement de questions existentielles et vivant par ailleurs une relation extraconjugale conflictuelle avec son actrice principale. Ironiquement, c’est sa propre épouse qui fut engagée pour interpréter les airs tragiques dédiés à son héroïne.

Nous contant la grandeur et décadence d’un homme sorti du peuple et parvenu au sommet de son art grâce à un talent inné et une exigence infinie, Guru Dutt ne  se doutait évidemment pas que son film — longue plainte incomparable d’un artiste luttant fiévreusement contre les compromissions commerciales —connaitrait un bide sidéral auprès d’un public qui ne rêvait déjà que de s’étourdir devant de légères et joyeuses comédies musicales.

Bâti en flashbacks et doté d’un superbe noir et blanc signé V.K. Murthy, Fleurs de papier débute par l’arrivée d’un vieil homme qui se glisse subrepticement dans les coulisses d’un plateau de cinéma tandis que retentit le timbre éploré de Mohammad Rafi, s’interrogeant sur l’intrinsèque vanité de tout bonheur terrestre. La chanson, poignante, est d’une tristesse à se pendre et évoque la dure loi de la jungle qui a régi l’existence de notre mélancolique héros, privée — honni par son épouse et sa belle-famille car il n’est qu’un saltimbanque, il s’est vu ensuite contesté par la justice le droit d‘éduquer sa fille — ou professionnelle.

Car plus dure sera la chute dans une industrie qui broie les rebelles rétifs à se soumettre aux lois du marché. Pour avoir refusé de se plier aux desiderata d’un producteur soucieux de rentrer dans son argent et donc, d’appliquer des recettes ayant fait leurs preuves, Suresh Sinha (alter ego de Guru Dutt) connaîtra la déchéance et l’oubli, abandonné par un public ingrat qui l’a porté au pinacle, puis hué — dans une scène terrible, le balcon du cinéma où est projeté sous les quolibets sa dernière œuvre est pris d’assaut par des spectateurs furieux qui suggèrent de lyncher le réalisateur qui vient de tant les ennuyer — et ses collaborateurs.

Le jugement de Suresh Sinha/Guru Dutt sur l’humanité est sans appel. Ayant goûté au miel de la réussite, il boit désormais la coupe jusqu’à la lie. Refusant même la main tendue par la créature qu’il a contribué à créer, cette jeune orpheline croisée sous la pluie* — la divine Waheeda Rehman — dont il a été le Pygmalion, qui l’a quitté un jour par pur respect des conventions, victime sacrificielle du bonheur d’une enfant et qui, contrat oblige, sera obligée de reprendre seule le chemin du studio pour y tourner des inepties.

Il n’est guère étonnant, rétrospectivement, que le film ait été un échec — si sanglant d’ailleurs que Guru Dutt ne s’en remettra jamais et après quelques rôles chez d’autres, il mettra fin à ses jours à l’aube de la quarantaine — tant le réalisateur/acteur semble sous l’emprise durant tout le film d’un chagrin morbide que rien ne peut contenter. A noter que notre dépressif semblant incapable de vivre sans sa pipe ou une clope au bec, le spleen naturel du bonhomme se voit rehausser par de constantes volutes de fumée.

Comme filmé sous Lexomyl, le film, contemplatif en diable, est d’une extrême lenteur dès lors que Suresh Sinha/Guru Dutt est à l’écran — son omniprésent mal de vivre peut même paraitre complaisamment nombriliste —, et certaines séquences très dépouillées sont à la limite de l’abstraction. Notamment, lorsque nos deux héros seuls sur le plateau, un faisceau de lumière crevant l’obscurité, s’avancent l’un vers l’autre comme au ralenti, tandis que les voix de Mohammad Rafi et Geeta Dutt s’élèvent l’une après l’autre, rythmant les émotions ressentis par nos tourtereaux, chacun se noyant éperdument dans le regard de l’autre.

Ce sont justement ces gros plans qui font la beauté de cette œuvre étrange et bancale. Fleur de papiers est un grand film malade** — partagé entre cinéma d’auteur voué à la perfection des êtres et cinéma populaire, par le biais d’épisodes humoristiques*** un tantinet embarrassants tant ils semblent avoir été rajoutés ultérieurement, mais où se lit dans une charge féroce contre la bienpensance de bourgeois snobinards tout le mépris dans lequel Guru Dutt les tient.

Ils le lui auront bien rendu, ignorant orgueilleusement ce long chant d’amour funèbre pour le cinéma exaltant tout autant la beauté des femmes amoureuses que les âmes tourmentées qui n’en finissent pas de sombrer.

* Une première rencontre picturalement splendide, qui prélude à une des plus belles scènes du film, où le réalisateur visionne des rushes. Suresh Sinha tombe littéralement amoureux de l’image de sa future star au regard démesuré, prise dans le piège d’un projecteur et filmée par accident alors que la belle s’est égarée sur le plateau où il tournait un plan.
** © François Truffaut
*** Guère très drôles, à la longue. On sent bien que le cœur n’y est pas, le réalisateur laissant son interprète Johnny Walker (!) cabotiner éhontément.

A noter. Film projeté au Forum des images à l’occasion du cycle Des habits et des hommes dans une copie malheureusement abîmée.

Poer© Guru Dutt Films

Fleurs de papier/Kaagaz Ke Phool de Guru Dutt_1959
avec Guru Dutt, Waheeda Rehman, Johnny Walker, Baby Naaz, Mahesh Kaul, Veena et Minoo Mumtaz
Musique de Sachin Dev Burman. Chansons de Kaifi Azmi.