L’étrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira

Pilar López de Ayala dans L'étrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira © Epicentre Films

L’amour à mort. Une nuit, dans la vallée du Douro soumise à une pluie battante, un jeune photographe inconnu est mandé par le domestique d’une demeure ancestrale aux fins d’immortaliser et ce, pour l’éternité, la jeune fille de la maison, mystérieusement décédée quelques heures après son mariage. Son acquiescement signe sa fin.

Alors que doublement* étranger en cette auguste maison, il s’évertue au milieu de parents affligés à saisir le meilleur angle de la défunte, ne voit-il pas s’épanouir dans son viseur la charmante trépassée qui, reposant belle endormie dans sa robe virginale, lui décoche un sourire des plus radieux en guise de flèche assassine. Voilà notre malheureux qui s’enfuit, d’ores et déjà empêtré dans les rets de la passion dont il ignorait jusqu’à présent les effets.

Le joyeusement centenaire Manoel de Oliveira filme avec raffinement cette histoire d’amour et de mort, sans inquiétude aucune quant à l’issue fatale de ce coup de foudre qui frappe un jeune homme solitaire, inconsciemment prisonnier d’un passé auquel il ne pourrait échapper qu’en acceptant d’entrer de plein pied dans une modernité qui au pire, l’effraie, au mieux l’ennuie passablement. Il n’est qu’à voir de quelle manière quelque peu outrageante il demeure profondément absent des discussions enflammées des autres locataires — parmi eux, Luís Miguel Cintra, acteur fétiche du cinéaste — de la maison d’hôtes où il loge.

L’étrange affaire Angélica pourrait apparaître de prime abord comme un film d’horreur gothique inspiré des rêveries opiacées de Poe, puisque tous les accessoires afférents offrent de lui prêter main forte : manoir, mausolée, goule, veuf inconsolable, grilles désespérément closes, chants tonitruants, silhouettes inquiétantes (médecin, servante, religieuse, mendiant)…

A contrario, si l’on se laisse aller à la douceur ouatée qui enveloppe notre héros lorsque telle une succube, la disparue lui rend quelques épuisantes visites nocturnes et l’entraîne avec elle dans des vols au-delà du fleuve lui faire visiter le monde duquel il s’est scrupuleusement retiré, on ressent alors comme une étrange fascination pour ce voyage auquel nous convie le réalisateur, par delà l’espace temps, où vivants et défunts se rencontrent pour une bien insolite sarabande fantasmatique.

Et ce, par la grâce d’exquis trucages à la Méliès qui ajoutent encore à l’ingénuité d’une histoire affirmant que l’amour est bien plus fort que la mort, et que seule compte la libération des âmes.

Car à trop vouloir emprisonner le présent — notamment en photographiant frénétiquement des corps de métiers voués à disparaître — l’esprit d’Isaac semble errer dans un passé révolu.De même que la mort se déjoue des grilles (d’un cimetière pour approcher les (sur)vivants) et des cages (un oiseau expire d’être trop désiré par un patient matou), l’artiste (le metteur en scène ?), camouflé derrière son objectif, préside à la naissance d’inquiétants univers peuplés de personnages improbables.

Sa logeuse, elle-même, fixant ses tirages d’ouvriers agricoles étalés comme autant de portraits anthropomorphiques, n’imagine-t-elle pas reconnaître la grande faucheuse sous les traits d’un humble paysan brandissant son outil ?Nous invitant avec humour à nous délivrer de nos attaches terrestres et à laisser libre court à notre fantaisie, Manoel de Oliveira, particulièrement malicieux en la matière, réalise là un film résolument épatant et délicatement optimiste, malgré la violence des sentiments en jeu, véritable hymne à l’amour quand bien même ce dernier mènerait au trépas.

Libre à chacun de se laisser posséder ou pas par sa vision enchanteresse des ardeurs amoureuses.

* La sœur de la défunte, stricte religieuse, se signe lorsqu’il lui apprend qu’il se prénomme Isaac. Sa condition sera également rappelée par sa logeuse, inquiète des drôles d’activités et des expériences que son singulier locataire — qui ne se plie à aucune des règles édictées — peut fomenter dans sa chambrette.

L’étrange affaire Angélica/O estranho caso de Angélica de Manoel de Oliveira_2011
avec Pilar López de Ayala, Ricardo Trepa, Luís Miguel Cintra, Isabel Ruth, Sara Carinhas et Ricardo Aibéo