Santiago 73, post-mortem de Pablo Larrain

Santiago 73 post-mortem de Pablo Larrain © Memento Films Distribution

Chili, année zéro. Après Tony Manero, Pablo Larrain, avec son troisième film, explore une nouvelle fois le terrain fructueux où naquirent si aisément folie et dictature en radiographiant la psychologie d’une partie du peuple chilien, aux appétits médiocres et à la pensée vile, celle-là même qu’il fut si facile de (con)vaincre et de soumettre.

Est-ce d’être tous les jours confronté aux cadavres de la morgue dans laquelle il travaille comme transcripteur de rapports d’autopsie, mais le misérable héros — transfiguré par l’hallucinant acteur de prédilection de Pablo Larrain, Alfredo Castro, résolument frigorifiant — de Santiago 73, post-mortem mène une vie aussi ennuyeuse qu’inutile. D’ailleurs, ce triste sire semble être déjà mort avant même que les terribles événements qui ont secoué le Chili ne surviennent. Toujours à contre courant, y compris lors de manifestations populaires.

Cet être médiocre est pourtant animé d’une morbide et dévorante passion pour sa voisine (Antonia Zegers, à la triste beauté), une danseuse de cabaret en voie littérale de putréfaction. Ne disparaît-elle pas de l’affiche du petit théâtre où elle se produit suite à une dépression affichée et un laisser-aller suicidaire ?

Dès le début, le réalisateur crève l’espoir dans l’œuf et annonce la couleur ; cet étrange couple si mal assorti (lui cède-t-elle par ennui, désespoir ou mépris d’elle-même ?) qui pleure de concert sur un présent si instable, ne vieillira pas ensemble. Leurs coïts mécaniques ne peuvent survivre à l’horreur intervenue en septembre 73. C’est le corps amaigri et décharné de la femme qu’il poursuivit de ses assiduités jusque dans sa loge — étrange et très belle scène hors du temps que cette recherche dans les coulisses, sans doute la seule du film qui soit porteuse d’espoir — que le minable fonctionnaire voit arriver sans ciller sur la table d’examen.

Comme dans son précédent film (portrait d’un obsessionnel, véritable tyran domestique s’épanouissant dans un Chili survivant sous le joug de Pinochet), Pablo Larrain navigue sur le fil du rasoir entre glauque et soupçon de complaisance, tout en disséquant l’espoir fou d’un peuple face à la tentation du socialisme et l’extrême facilité avec laquelle les faibles (ici, ce sont la jalousie et l’humiliation qui vont précipiter notre « héros » dans les bras de la dictature militaire) et les corrompus oublient tout sens commun pour s’abandonner aux pires exactions, trop heureux de se ranger du côté du plus fort. Seules les femmes semblent toujours insoumises, et donc, irrémédiablement victimes.

Dans des plans séquences d’une longueur particulièrement insoutenable, Pablo Larrain n’hésite pas parfois à user de stratagèmes qui pourraient être comiques, n’étaient les atrocités que l’on devine hors champ, en invitant un Alfredo Castro d’une impassibilité inhumaine à se livrer à d’inquiétantes pantomimes, empreintes d’un humour si noir qu’il semble teinté de cynisme.

La manière quasi keatonnienne qu’il a de se débattre avec des monceaux de cadavres récalcitrants à l’idée de disparaître définitivement derrière les portes de la morgue municipale ou de batailler avec une machine à écrire électrique dont il ignore le fonctionnement (tandis qu’un médecin légiste débite machinalement un premier rapport descriptif sur le suicide programmé de Salvador Allende) devrait prêter à sourire si l’on n’avait eu un aperçu de quelques sauvages et éphémères rictus défigurant un faciès ordinairement placide à l’avènement du coup d’état. Qui ne dit mot, consent. Et notre taiseux est une hyène en puissance.

En mettant tranquillement en parallèle le meurtre politique et l’assassinat sordide, le réalisateur ne laisse aucune chance à ses personnages de se racheter et enfonce toujours plus le clou. Moins que les militaires (qui ne font jamais que ce pour quoi ils sont payés, obéir), ce sont surtout la petitesse d’esprit et la lâcheté ordinaires que stigmatise Pablo Larrain qui manifestement, bien que n’ayant pas vécu cette triste période, ne s’en est jamais totalement remis. Et l’on ressent comme un plaisir coupable à voir le Chili s’enfoncer à jamais vers les ténèbres. Un peu d’espoir pourtant ne nuirait pas.

Ce film mal aimable (certains spectateurs se sont prestement enfuis en cours de projection) mais nécessaire — et dont on peut sortir parfaitement essoré — est à voir, ne serait-ce que parce qu’en nos temps de révolutions tant chéries par la jeunesse et les exclus, la peur mène toujours le monde et la bête immonde n’en finit pas de renaitre.

Santiago 73 post-mortem/Post-mortem de Pablo Larrain_2011
avec Alfredo Castro, Antonia Zegers, Jaime Vadell, Amparo Noguera, Marcelo Alonso et Marcial Tagle