Second life, ma double vie (sexuelle).
Au commencement était la connexion.
C’est en poursuivant leurs recherches sur les troublants rapports qu’entretiennent désormais les humains avec leurs avatars (masques virtuels permettant une représentation de soi sans exposition tangible) qu’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, vidéastes fascinés par les simulacres, se sont attachés à filmer avec tendresse et pudeur compréhensive quelques uns de leurs interlocuteurs américains, tous résidents de banlieues pavillonnaires sans âme, rencontrés sur Second Life (SL).
Il n’est nul besoin d’avoir déjà « joué » (les guillemets sont de rigueur, tant cette plateforme virtuelle est devenue pour beaucoup une prolongation de la réalité, parfois même une vraie raison de vivre. Il n’y a dans SL nul terroriste à dégommer, aucun point à engranger, ni de but à atteindre sinon celui que l’on se fixe) sur Second Life pour apprécier tout le sel de ce documentaire passionnant qui nous pousse à questionner notre propre normalité et notre rapport au monde.
Les néophytes n’auront aucune difficulté à comprendre les enjeux de cet univers parallèle, créé de toutes pièces, qui offre à tout amateur potentiel doué d’imagination l’alternative d’une existence fantasmée où il peut entièrement se réinventer.
Plus important, se créent entre les membres de cette étrange confrérie une sorte de reconnaissance intrinsèque et seule compte la loi de l’avatar. Ainsi tombent les différences sociales, s’effacent les apparences ou les complexes physiques et s’oublie la guerre des sexes, certains humains révélant même la part animale qui les dompte.
Aucun jugement de valeur n’est porté par les réalisateurs et la parole est offerte à tous, sans censure. Si humour il y a, il est souvent involontaire, et le rire peut devenir nerveux tant une lourde angoisse, voire une impudence folle, sourdent parfois de certaines confidences énoncées avec une totale ingénuité.
Car si certains se réfugient dès qu’ils le peuvent dans ce monde où leur secrète personnalité exalte (ainsi en va-t-il de Markus, un furry*, le corps perpétuellement orné des oreilles et d’une queue de matou), d’autres ne perdent pas le nord — par exemple, un jeune « escort boy » ne semble-t-il être intéressé à l’idée d’intégrer la communauté du Chat que pour l’éventuel potentiel clientéliste qu’elle peut représenter — et s’extasient devant l’invraisemblable manne financière virtuelle** que représente Second Life.
Il fut un temps dans l’Ouest sauvage où lorsque poussait une ville, se bâtissaient quasi simultanément un bar et une église. Puisque qui dit péché de chair annonce contrition de l’âme et recherche du pardon. Il en va de même pour l’univers virtuel. Fasciné par le pouvoir des télévangélistes, le Révérend Faust (Défense de rire, il s’agit là de sa véritable identité) a bien compris qu’il était temps pour lui d’aller sauver les âmes perdues. Il faut l’entendre s’extasier d’avoir réussi à convaincre une prostituée de se rendre dans son église après l’avoir grassement payée… Devant tant de naïveté, l’interrogation est claire. Ce révérend ignore-t-il qu’une prostituée obéit généralement à un client généreux ? Ou ce qui l’émoustille n’est-il pas plutôt d’avoir fait commerce avec une demoiselle de mauvaise vie, fut-elle un avatar ?
Car Second Life transpire le sexe, même si certains — comme Markus, qui assume pourtant le fait d’être une bête ! — s’en défendent vigoureusement. Du reste, le documentaire débute-t-il sur une scène de ménage hilarante et pathétique à la fois où un époux se voit accuser par son épouse — qui l’a aidé par ailleurs à pénétrer dans le système sous l’avatar d’une femme — d’avoir installé un lupanar au-dessus de sa boutique.
Le troisième interviewé est plus inquiétant et en révèle encore plus sur cette hallucinante expérience qui prend parfois le pas sur la réalité. Travesti, introduit dans le monde du sexe SM, membre éminent de la communauté des Goréens, la fascinante Krista/Lisa semble ne pas avoir d’autre vie que la virtuelle, tant les frontières entre les deux mondes semblent parfaitement poreuses. Pour preuve, et sans émotion particulière, va-t-elle nous apprendre qu’une de ses « collègues » a fini par quitter mari et enfants après avoir rencontré son « maître » virtuel en chair et en os. La fiction a rejoint la réalité et l’a emporté.
Ce parfait oubli de soi fait singulièrement froid dans le dos, comme si l’angoisse existentielle, l’incommunicabilité et l’extrême solitude (tout autant ressentie chez les couples qui témoignent) ne pouvaient mener qu’à un monde désincarné, au risque de s’y perdre.
Et ce n’est certes pas l’inquiétant Black Rock Desert dans le Nevada, peuplé d’effarantes sculptures érigées chaque année par une communauté d’utopistes pour fêter l’avènement du Burning Man, qui va nous rassurer sur l’état alarmant de notre société et atténuer l’appréhension des lendemains qui déchantent.
* Les amateurs de la série CSI Las Vegas ont pu faire connaissance avec le mouvement furry dans l’épisode Fur and loathing (saison 4) fustigé ici-même par Markus, qui pourfend l’imagination débordante et l’esprit bien mal placé des scénaristes. Il nous faut malgré tout reconnaître que ces peluches à taille humaine donnent fichtrement envie de se lover contre elles.
** Et réelle ! Même si Second Life possède sa propre monnaie, tout se crée, s’échange ou s’achète… Tant que l’on possède une carte de crédit et que l’on est sensible à la tentation, les marques célèbres sont représentées pour combler besoins et envies.
A lire également, l’avis du Voisin blogueur
The Cat, the Reverend and the Slave d’Alain Della Negra & Kaori Kinoshita_2010
avec Patrick Teal (Marcus Damone/Le Chat), Benjamin L. Faust (Benjamin Psaltery/Le Révérend), Jennifer R. Faust (Mariposa Psaltery/La Femme du Révérend) et Krista Kenneth (Lisa Yokogania/L’Esclave)