24 mars 2008, fondu au noir. L’homme était si discret que je le croyais disparu depuis longtemps en compagnie de Fonda et de Stewart ou après Mitchum. Enfin, bref, déjà mort.
L’image qu’il m’en reste ? Un faux air de pas fini, de bambin blondinet poussé trop vite, ni très grand, ni très musclé ; un visage quasi famélique, trop lisse, de petit garçon bien sage avant qu’un rictus carnassier ne laisse deviner le garnement à l’affût d’un mauvais coup, des traits mous en somme mais sans affèterie, ni féminité outrecuidante. En bref, un je-ne-sais-quoi de pas très net, comme les 3/4 des rôles qui lui seront dévolus. Dans ce visage d’une pâle froideur, le regard ne ment pas : des yeux immenses, très clairs, fureteurs, avides, anxieux, comme craignant déjà le retour de bâton. On y décèle une intelligence profonde, un pessimisme devant l’inanité de la vie, une angoisse morbide, une inquiétude quasi palpable devant les faiblesses d’un monde qui ne tient jamais les promesses qu’il fait à chaque nouvel arrivant. Ainsi, dans La lance brisée, sa jalousie hystérique à l’encontre d’un frère cadet préféré le mènera au parricide.
Son premier rôle, qui rendra inoubliable un film (Le carrefour de la mort) qui ne l’est pas, sera celui d’un chenapan taré et hilare qui pousse une mamie infirme dans les escaliers comme on fait une bonne blague, trick or treat. Quelques décennies plus tard, Benoît Poelvoorde lui rendra (involontairement ?) hommage en butant d’un hurlement une grand-mère sourdingue, sous le fallacieux prétexte d’économiser le prix d’une balle. Richard Widmark, lui, se soucie du budget comme d’une guigne. Il ne fait pas dans la demi-mesure, crever une vioque pour passer le temps et accessoirement lui apprendre à vivre, ça le fait marrer comme une hyène souffrant de coliques néphrétiques. Sans compter que des premiers pas au cinéma, ça se soigne : terroriser le quartier en costard de psychopathe est tout de même bien plus désopilant que de débuter tout en œil de velours et en jupette… Et ce n’est pas Paul Newman égaré dans Le calice d’argent qui me contredira.
C’est uniquement parce que le code moral de son époque exigera toujours que la bête meure que Richard Widmark ne hache pas menu les grands bruns mollassons qu’on s’obstine à lui opposer : ici, ce menhir inexpressif de Victor Mature, ailleurs Cornel Wilde, Robert Taylor ou William Holden. Un CV pareil n’est pas idéal pour jouer les braves types, d’ailleurs, le fait-il qu’on s’en méfie, qu’on le soupçonne, qu’on le scrute et qu’on espère secrètement sa chute. Les « héros » qu’il interprète n’ont aucune chance d’obtenir le grand prix de l’office catholique, rongés comme ils le sont par des désirs inassouvis (chez Dassin), une culpabilité latente (chez Dmytryk), ou un cynisme de fort bon aloi, ma foi (chez Fuller).
Il n’exsude de sa personne aucune ambivalence. Chez lui, c’est toujours le petit garçon qui prédomine, égoïste de préférence, cruel par nécessité, sadique pour son seul plaisir. Il n’y aura que ce grand escogriffe d’Anthony Quinn à la chevelure peroxydée et affublé d’un pied-bot pour voir dans cet homme inquiet un rival potentiel promettant de briser le couple improbable qu’il forme avec Henry Fonda, l’homme aux colts d’or. Mais Fonda n’aime que lui-même et Widmark, en parfait enfant gâté, ne partage ses nouveaux joujoux (la loi, l’ordre, Dorothy Malone) avec personne.
Si trouble il y a, il est d’ordre mental. Le psychiatre au bord de la crise de nerfs qui se débat dans La toile d’araignée, partagé entre une femme frustrée (cette foldingue de Gloria Grahame dans son rôle favori de garce névrosée) et une assistante aussi affûtée et glaciale qu’un bistouri (le couple qu’il forme avec Lauren Bacall est si réfrigérant qu’il ne passera pas l’heure et demie du film) menace à tout moment d’incendier le décor.
Capable (coupable) de passion morbide virant à l’homicide (Ida Lupino manque d’en faire les frais dans La femme aux cigarettes), Richard Widmark, en gentil garçon quoiqu’un peu volage, posera un regard effaré sur Marilyn Monroe, lorsqu’il prendra conscience (dans Troublez-moi ce soir) que, pour un flirt avec lui, la baby-sitter perturbée qu’il a emballée n’a pas hésité à attacher le gamin placé sous son aile. Il est vrai qu’auparavant, en gredin inconscient poursuivant des chimères dans Les forbans de la nuit, il aura testé la langueur quasi-maternelle de Gene Tierney (autre âme perdue) dans les jupes de laquelle il courra se nicher, tel un petit oisillon affolé, pour qu’elle le console de ses rêves brisés.
C’est Sam Fuller (dans Le port de la drogue) qui saura parfaitement exploiter la psyché retorse de l’acteur en lui offrant, en sus d’une charmante camarade de jeux, un rôle autrement complexe que celui de malfaisant de service. La danse de séduction, rythmée à coup de beignes, qu’il entame avec Jean Peters laisse augurer une vie de couple aventureuse et rigolarde. On se doute, et Fuller ne nous le laisse pas ignorer, que ces deux-là ne vieilliront pas ensemble : trop indépendants, trop rapaces, trop canailles, bref, trop semblables pour se faire indéfiniment confiance. Pourtant, après avoir élevé le cynisme au rang des beaux-arts en compagnie de Thelma Ritter, receleuse un peu indic et mère de substitution, le vaurien prouvera que l’on peut postuler pour un job de gibier de potence et n’en avoir pas moins quelques principes. Les séides de Staline en tabassant sa donzelle ont commis là un crime de lèse-majesté, lui seul a le droit de casser ses jouets.
L’âge venant, flottera alors comme un parfum de déception. Le cynique deviendra fataliste et le regard ne se départira plus d’une mélancolie certaine quand il accompagnera les cheyennes sur leurs derniers territoires ou qu’il se sacrifiera, sous les traits de Jim Bowie, dans la bataille perdue d’avance d’Alamo. Quant à Madigan, le flic ni très propre ni trop droit dans ses bottes, il s’élancera au-devant des balles pour ne pas avoir à rentrer dans son foyer déserté par une épouse lassée de l’attendre. Comme chacun sait, les petits garçons n’aiment pas à demeurer tous seuls dans le noir.
Richard Widmark est mort le 24 mars 2008. Il avait 93 ans. Et avec lui, c’est encore un bout de ma jeunesse qui fout l’camp.