La cité des femmes-poupées. Le film débute à peine et nous voilà plongés en plein combat aérien. L’avion de Mark, un héros à la cool tout droit sorti de Stalag 13 — mais où diable est passé le débonnaire Sergent Schultz ? — s’écrase et ses pompes s’enflamment. Qu’à cela ne tienne, notre GI fouille dans les affaires de l’ennemi, et ô bonheur inouï ! tombe sur de jolis escarpins qui lui vont à merveille. Traversant jungle et marais, fatalitas ! ce coquin de sort le précipite dans les bras peu amènes d’une horde d’odieux nazis (pléonasme) dont le jeu outrancier ferait passer Christoph Waltz pour un acteur bressonien.
Qu’à cela ne tienne, l’histoire finira bien car Ken, euh Mark, a plus d’une Barbie dans sa besace et ses anges gardiens — comprendre une armée de poupées aux boobs démesurés et encore plus badass qu’un improbable croisement entre Pam Grier et Michelle Rodriguez — débarquent et le sauvent d’une destinée peu amène. Les affreux sont décimés. Forte du sentiment du devoir accompli, la troupe rentre chez elle et materne Mark, toujours en talons aiguilles. Soit. Et pourquoi pas ? Ed Wood ne racontait-il pas sereinement avoir porté des sous-vêtements féminins sous son uniforme (et avoir craint d’être blessé au combat et donc « révélé » aux yeux de tous ? ).
L’animation en motion capture volontairement saccadée (On est bien loin de l’élégante fluidité de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?) ajoute à l’inquiétante étrangeté de ce qui se déroule tranquillement sous nos yeux. Intensifiant le mal-être mêlé d’incrédulité qui nous étreint (des rires vite étouffés s’échappaient de temps en temps de la salle), Steve Carell le magnifique entre en scène et mitraille les figurines désormais inanimées.
Pour qui ne connait pas le documentaire Marwencol consacré à l’histoire de Mark Hogancamp, malheureux héros d’un crime haineux, réalisé en 2010 par Jeff Malmberg, la surprise est de taille. Battu comme plâtre et laissé pour mort par des skinheads pour leur avoir parlé de son goût pour le travestissement, privé de mémoire et handicapé depuis sa sortie du coma, l’obsession qui le meut est la construction minutieuse d’un village belge vivant à l’heure de la seconde guerre mondiale et habitée par des femmes dont le courage et l’abnégation font merveille. Hanté par sa mauvaise conscience — l’homme n’estime-t-il pas être responsable de l’agression dont il a été victime ? —, qui a dans le film le visage et la voix de Diane Kruger, Mark Hogancamp rejoue inlassablement le moment où son existence s’est arrêtée, et n’a de cesse dans les saynètes naïves et très gores qu’il met en scène de casser du nazi. Qui revient tout aussi obstinément le torturer.
Avouons-le, la bande-annonce fait très peur, tablant inopportunément sur un montage dégoulinant de pathos, la VF ne relevant guère le niveau. Et pourtant, grâce à son acteur principal prouvant encore une fois s’il était nécessaire qu’il peut jouer bien autre chose qu’une moquette humaine soumise à une épilation sauvage (ici à 0.42’), l’histoire nous émeut et nous inquiète même, notamment lorsque le héros tente de reproduire dans la vie réelle les aventures romanesques de son alter-ego, tombeur d’une jolie dame, interprétée par l’exquise Leslie Mann, invariablement elle aussi un poil à côté de ses pompes. Échappant à la mièvrerie, l’interprétation dépressive d’un Steve Carell (couplée à l’enthousiasme de toutes les actrices qui l’entourent, de Gwendoline Christie à Merritt Wever), d’une rare sensibilité et constamment au bord de la crise de nerfs, nous fait prendre fait et cause pour ce grand dadais à la psyché fracassée.
Certes, ce film d’une insondable tristesse est sans doute un peu long — mais tenter de défaire le nœud gordien n’implique-t-il pas de revenir éternellement sur son ouvrage ? —, on anticipe parfois quelque événement malaisant que seule la subtilité de son acteur principal fait passer crème, et l’on peut trouver que les accusés jouent bien mal la contrition dans la scène du procès, mais Bienvenue à Marwen est une œuvre cafardeuse à découvrir (avec l’état d’esprit ad hoc), ne serait-ce que pour la confiance inconditionnelle qu’a Robert Zemeckis en l’être humain et dans le pouvoir de l’imaginaire sur la réalité viciée.
Le seul bémol, et ce reproche est à formuler pour tous les biopics sans exception, est cette agaçante manie de nous tirer sans ménagement de la fiction bien avant que ne débute le générique en affichant un portrait de la « vraie personne », sacrifiant ainsi irrespectueusement le travail de celles et ceux qui ont tenté de l’incarner*. Robert Zemeckis commet la même erreur et si d’aucuns y ont lu un encouragement au retour à l’ordre moral, le fait qu’il soit précisé sous la photo de Mark Hogancamp qu’il n’a plus jamais bu une goute d’alcool depuis sa sortie de l’hôpital aurait plutôt tendance à nous attrister davantage puisque c’est bien la preuve que le bonhomme n’est toujours pas sorti des ronces.
* Un exemple parmi d’autres. Honnêtement, et sans évoquer ici les qualités ou défauts de Tina/What’s love got to do with it de Brian Gibson, aussi fantastique que soit l’interprétation d’Angela Bassett, comment diantre pourrait-elle entrer en concurrence avec Tina Turner, la seule, la vraie, l’unique, que l’on voit chanter sur scène lors de l’épilogue ? Tout le film s’effondre.

Bienvenue à Marwen/Welcome to Marwen de Robert Zemeckis_2018
avec Steve Carell, Leslie Mann, Eiza Gonzalez, Diane Kruger, Gwendoline Christie, Merritt Wever, Janelle Monáe, Siobhan Williams, Leslie Zemeckis & Neil Jackson