[Interview] Le roman d’Agnès V.

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L’aventure. Après Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy projeté l’année passée, c’est au tour de la superbe copie restaurée de Cléo de 5 à 7 d’irradier l’écran du Théâtre du Jardin d’Acclimatation lors d’une projection privée offerte par LVMH, mécène fort investi dans la culture et les arts* qui a entamé une collaboration privilégiée avec Agnès Varda et Ciné-Tamaris, société familiale dévouée à la distribution, la restauration et la diffusion des films de Jacques Demy et Agnès Varda.

La photographe-cinéaste-documentariste et désormais plasticienne, « reine de la marge » comme il lui plaît de se définir, a fort aimablement accepté en cette heureuse occasion d’accorder un entretien à quelques blogueurs privilégiés. C’est donc en compagnie de Pascal Ikovou du site Luxsure et Judith Prescott de French Cinema Review que j’ai eu le bonheur d’écouter Agnès Varda répondre à quelques questions et égrainer ses souvenirs tout en regardant droit devant.

Agnès Varda (en compagnie de Marc Antoine Jamet, PDG du Jardin d'Acclimatation) avant la projection de la version restaurée de Cléo de 45 à 7 © FredMJG/Instagram
Agnès Varda (en compagnie de Marc Antoine Jamet) avant la projection de la version restaurée de Cléo de 5 à 7 © FredMJG/Instagram

Je crois qu’il y a une réalité et que le cinéma que j’essaie de faire, c’est de la réinventer. De lui redonner une forme de cinéma.
Agnès Varda

L’interview.

Après une présentation succincte des intervenants (occasion que j’ai saisie pour lui offrir les messages d’amour et d’admiration de quelques membres du gang de Zoom arrière, marques d’attention qui n’ont pas manqué de la toucher) et les hommages de Marc-Antoine Jamet (PDG du Jardin d’Acclimatation) et Pierre Godé (Vice-président de LVMH), Agnès Varda, ragaillardie par un verre de Pêches de vigne s’est généreusement lancée dans le jeu des questions-réponses, après avoir bu « à la santé des couleurs ».

Agnès Varda face aux blogueurs © LVMH/DR
Agnès Varda face aux blogueurs © LVMH/DR

C’est toujours un plaisir d’écouter Agnès Varda parler de son œuvre ou de celle de Jacques Demy. Tout à fait malicieuse — son odorat lui joua quelque amusant tour et sa recette énergisante est à adopter séance tenante —, elle n’en oublie pas d’évoquer les gens qui n’ont pas de voix et à qui elle prête volontiers la sienne dans des œuvres engagées.

Pour entendre la voix d’Agnès (Toutes mes confuses pour la mauvaise qualité de l’enregistrement, la vidéo a été uploadée brut de pomme), rendez-vous en fin de post.

Marc-Antoine Jamet et Paloma Castro Martinez © LVMH/DR
Marc-Antoine Jamet et Paloma Castro Martinez © LVMH/DR

Avant la projection. Comme une projection privée ne serait pas complète sans quelques discours (cf. extraits ci-dessous) se sont succédé à la barre Marc-Antoine Jamet et Paloma Castro Martinez (Directrice Internationale, Corporate Affairs LVMH), Pierre Godé et la surprise du soir, soit l’arrivée de la toujours rayonnante — et profondément émue — Sandrine Bonnaire, juvénile héroïne en 1985 de Sans toit, ni loi. 

Merci Agnès d’avoir instauré une belle tradition, une très belle tradition, qui est que vous veniez au moins une fois par an ici. Vous étiez là l’année dernière pour « Les parapluies de Cherbourg » et aujourd’hui pour « Cléo de 5 à 7 ». […]
Nouveau parce que, est apparu — c’est Michèle Morgan qui le dit, je me fait son interprète, Agnès — un grand metteur en scène au féminin mais un metteur en scène ajoutez-vous immédiatement qui fait des films politiques, radicaux et populaires, un peu comme le théâtre de Jean Vilar que vous avez photographié.
Nouveau parce que c’est toute une génération que vous allez reconnaître sur l’écran, il y a un attaché de presse qu’on ne voit pas, qui est derrière, qui s’appelle Bertrand Tavernier ; il y a un monteur qui n’est pas loin, qui est près de vous, qui s’appelle Alain Resnais ; il y a un musicien, Michel Legrand. Il y a les amis, Jean Louis Bory, Chris Marker et puis il y a un interprète dont je ne vous dirais pas un mot, avec Daniele Delorme, Jean-Claude Brialy, avec Anna Karine et Jean Luc Godard mais on ne dira pas s’il est avec ou sans lunette, avec Sami Frey et avec Yves Robert. Et vous n’êtes pas quelqu’un de désagréable Agnès, puisque je crois que « Cléo de 5 à 7 » fait 500 000 spectateurs en 1962 et qu’avec « La guerre des boutons », Yves Robert fait 8 millions de spectateurs. Vous êtes quelqu’un d’une très grande gentillesse de lui permettre encore de tourner avec vous. […]
Et donc voilà, vous allez voir un film que Les inrockuptibles** classe parmi les cent premiers. Je pense que ce soir, vous aurez plutôt envie de le classer premier que centième.
Marc-Antoine Jamet, PDG du Jardin d’Acclimatation

Pierre Godé © LVMH/DR
Pierre Godé © LVMH/DR

[…] Nous accueillons Agnès Varda pour qui nous éprouvons, chez LVMH un sentiment d’amitié très fort et nous avons une grande fierté à l’accompagner dans un certain nombre de ses actions, notamment de préservation de ses archives mais aussi nous avons de grands projets ensemble parce que Agnès est pleine de projets.
Si elle n’était pas là, je vous dirais ce que j’ai au fond du cœur, je vous dirais que c’est une artiste absolument exceptionnelle, c’est un photographe d’un talent rare, c’est un cinéaste dont la longévité rejoint son classicisme mais c’est plus que ça.
Agnès, c’est une vie qui se confond avec son œuvre, c’est une œuvre dans sa vie, et c’est une âme consacrée à toute sa production. Elle est incorporée, cette âme, dans toute son œuvre et c’est une âme de poétesse qui fait que tout ce qu’elle a offert au public, notamment le film que l’on va voir ce soir, a une telle résonance, une telle puissance émotionnelle et je crois qu’il est inutile de s’attarder là-dessus.
Agnès, si vous n’étiez pas là, je dirais aussi que vous avez soulevé une vague, une nouvelle vague, c’est vous qui en avez été l’inspiratrice mais cette nouvelle vague, elle s’est rapidement épuisée pour un certain nombre de vos confrères alors que la vague que vous-même avez provoquée c’est une lame de fond qui continue aujourd’hui à nous impressionner, à nous submerger d’émerveillement.
Et puisque vous êtes là, je ne pourrais pas dire tout cela. Puisque vous êtes là, Agnès, je voudrais vous offrir avec Rosalie, une surprise… une surprise qui vous ramènera quelque temps en arrière lorsque vous avez fait ce film extraordinaire, « Sans toit ni loi ». J’ai toujours tendance à dire sans toi, ni moi mais c’est un tropisme qui m’implique dans cette oeuvre extraordinaire […]
Pierre Godé, Vice-président de LVM

L'émotion de Sandrine Bonnaire © FredMJG/Instagram
L’émotion de Sandrine Bonnaire © FredMJG

[…] En revoyant certains de tes films ou en en découvrant d’autres, je révise à quel point ils me sont essentiels. Des films libres, sans formatage. […] J’espère être à la hauteur de ces mêmes audaces, ces fortes rébellions, cette grande poésie en somme toutes ces qualités qui t’appartiennent et qui aiguisent mon regard.  Je voudrais aussi te dire que j’ai été profondément émue de revoir Sans toit, ni loi au Champollion il y a quelques mois. Tu sais, Agnès, il y a des films dont je suis très fière mais Sans toit, ni loi reste une exception. Il ne m’a pas fait naître mais il m’a fait exister, grandir. Et puis dans ce film, il y a la voix de mon père, la seule trace qui reste de lui aujourd’hui. Et ma fille a pu l’entendre pour la première fois. Agnès, tu fais partie de ces gens dont le temps révèle la force du lien. […]

Sandrine Bonnaire

Réunion. Sandrine Bonnaire et Agnès Varda se souviennent de Sans toit, ni loi_1985 © FredMJG

Puis Agnès Varda, tout autant remuée, après quelques échanges de bels et bons souvenirs avec son actrice, n’en oublia pas ses mécènes et de revenir à ce qui manque cruellement à la préservation et la diffusion des œuvres, soit le nerf de la guerre. Message reçu à 100%.

Moi je me dis, je n’aurais pas du venir, j’aurais du rester dans le jardin parce que c’est quasiment gênant ; enfin, ça fait plaisir mais ça fait un peu bizarre parce que j’ai envie de me retourner et de dire, de qui on parle là ? parce que je ne suis pas sûre qu’il s’agit de moi. […]

Quand il y a deux amis [Macha Méril & Michel Legrand. NDLR] qui ne sont pas de première jeunesse et qui ont le plaisir et le bonheur
de commencer quelque chose, moi je trouve ça formidable.

Ce qui est beau dans ce métier c’est que, on dit « collaborer », mais ce n’est pas « collaborer », c’est « on travaille ensemble ». Évidemment, tu étais jeunette, tu avais 17 ans et demi et je t’ai projeté dans un rôle difficile, raide, où volontairement presque j’ai gardé des rapports un peu raides, un peu durs. […] Et heureusement l’équipe qui était beaucoup plus jeune que moi, les chefs opérateurs, les assistants, ils t’entrainaient quand même dans une vie le soir un peu plus agréable que le tournage. […] Tu as fait ça de façon si formidable, pour moi ça a été cadeau. Parce que si tout le monde aime tant ce film, bon, ça s’appelle comme ça, c’est que tu le portes sur tes épaules. Je ne l’ai peut-être pas mal fait, je suis sûre que je ne l’ai pas mal fait, mais toi tu as amené cette énergie, cette révolte dont j’avais vraiment besoin parce que voilà, on est aussi là pour dire que ça ne va pas, on est là pour dire qu’il y a des gens qui se révoltent, que leur révolte est peut-être maladroite, que leur idée de la liberté est peut-être stupide mais il y a des gens comme ça sur la route. Et cela m’intéressait que l’on n’en fasse pas une histoire de psychologie, qu’on en fasse une histoire de « comment on peut survivre quand on est folle furieuse et qu’on est sur la route ». […] Je sais que quand tu étais petite tu comprenais pas tout et puis c’est en prenant de l’âge, en prenant de l’assurance, en faisant d’autres films, en ayant un enfant et en réalisant toi-même — puisque tu as fait deux films — donc, c’est à dire l’évolution de ta propre vie t’a fait revenir à moi si j’ose dire parce que ce n’était pas ton truc au départ. […]

On a la chance en France que l’idée de sauver le patrimoine soit importante. […]

Je pensais tout à l’heure quand vous faisiez ces compliments extraordinaires, je pensais aux pêcheurs de Sète, qui disent un mot que j’adore quand les gens leur disent « C’est très joli la Pointe courte, c’est très beau ». Ils disent « un peu moins de mercis, un peu plus d’argent ».

[…] Et cette aide on l’a trouvée dans cette famille à goûts artistiques aigus et qui s’est pris effectivement d’amitié pour notre travail familial et pour notre goût pour que les choses soient partageables, pour que les films de Jacques puissent être vus dans les universités, dans les écoles, et dans les salles. Alors c’est pas des ressorties formidables hein, c’est pas des 14 millions, des 12 millions des films qui marchent, mais ce sont des sorties régulièrement demandées des villes de province qui passent chacun de ces films-là, c’est très modeste mais on en est fier parce que le but c’est de partager avec ceux qui ont le désir de voir ces films anciens. […]

Il y a le sujet et le traitement. C’est la beauté et la mort qui est un thème qui a été évidemment abondamment traité par des peintres, par des artistes. Et c’est un très beau sujet parce que je le vois toujours comme une peinture de Baldung Grien. […] Tout le monde meurt. On n’a pas envie que les enfants meurent, on n’a pas envie que la beauté meure. Et je voulais que l’on ait un peu l’idée que l’on ne veut pas qu’elle meure. […] J’ai voulu faire sentir cette pulsation du temps. Et c’est pour ça que j’ai décidé de faire le film en temps réel. Bon ce n’est pas de 5 à 7, hein, ça c’est un clin d’œil aux rendez-vous coquins. […] C’est la rencontre de ces deux peurs, mais discrètes, fines. Vous allez voir, c’est pas un film d’action, c’est pas un film où il y a des rebondissements extraordinaires mais j’ai voulu rendre ce sentiment que peut-être, dans des moments difficiles, un dialogue, un moment… un moment précieux peut se passer et changer l’impression qu’on a. C’est un film comme ça, un peu « musique douce ».

Agnès Varda

© Ciné-Tamaris
Corinne Marchand / Cléo de 5 à 7 © Ciné-Tamaris

Le film.

Cléo de 5 à 7, film en noir et blanc, dont les couleurs de la première scène, dite « des tarots », où se joue le sort de sa blonde et sculpturale héroïne (Corinne Marchand) ont été restaurées, a finalement été projeté dans la salle comble du Théâtre du Jardin d’Acclimatation.

Aidée de Rosalie, Agnès Varda dédicace un double autoportrait pris sur le tournage de Sans toit, ni loi pour Sandrine Bonnaire ©FredMJG/Instagram
Aidée de Rosalie, Agnès Varda dédicace un double autoportrait pris sur le tournage de Sans toit, ni loi pour Sandrine Bonnaire ©FredMJG

L’after.

Pas de soirée sans cocktail. Après avoir eu la chance de surprendre Agnès Varda qui dédicaçait le célèbre double portrait pris sur le tournage de Sans toi, ni loi où elle pose en compagnie d’une Sandrine Bonnaire à peine âgée de 17 ans, et avoir subrepticement volé le sourire toujours enchanteur de son actrice, je ne me suis pas attardée. Mue par une joie secrète d’avoir enfin fait la connaissance de Cléo (entraperçue au siècle dernier à un âge trop tendre) et d’avoir croisé de bien belles personnes.

Sandrine Bonnaire (et son précieux) face à Rosalie Varda ©FredMJG/Instagram
Sandrine Bonnaire (et son précieux) face à Rosalie Varda ©FredMJG

Pour conclure, un grand merci à Hugo, qui se reconnaîtra.

* A noter que la Fondation Louis Vuitton dédiée à la création artistique contemporaine française et internationale, et nichée dans un bâtiment conçu par Frank Gehry sur le site du Jardin d’Acclimatation, ouvrira ses portes au public le 27 octobre 2014.
** Pour mémoire, Cléo de 5 à 7 arrive en 16e position du classement des « 100 meilleurs films français de tous les temps »