Plus dure sera la chute. Difficile de faire oublier l’adaptation outrageusement perverse de la pièce de Robin Maugham signée Harold Pinter que porta à l’écran Joseph Losey puisque depuis 1963, The servant a pour l’éternité cinéphile les traits de Dirk Bogarde, géniale âme damnée d’un James Fox tout aussi inoubliable en aristocrate décadent.
Pourtant c’est le pari réussi de Laurent Sillan à la traduction et Thierry Harcourt à la mise en scène ; grâce à eux et au concours d’un excellent quintette d’acteurs, la pièce triomphe actuellement sur la charmante petite scène du Théâtre de Poche Montparnasse remis à neuf.
L’éternelle lutte des classes, puis les jeux de l’amour et du commerce ajoutés à la déchéance annoncée d’une aristocratie à bout de souffle envahissent des scénettes qui, si elles font souvent rire, font tout autant grincer des dents. Et rendent aussi mélancolique que Tony, cet oisif gandin, qui rentre à Londres palper un héritage qui le perdra. Malgré l’aide précieuse d’un ami et de sa fiancée, volontaire, ambitieuse et indépendante. Trop de qualités sans doute pour cet enfant gâté qui ne peut s’affranchir de son éducation, ni des traumatismes subis par un éloignement africain où la vie dit-il n’a pas été amusante. Mais s’amuse-t-il encore vraiment ? En a-t-il seulement le souhait ou la volonté. Encore faudrait-il qu’il se libère des attentions maternelles et étouffantes (pléonasme) de ce grand sournois de Barrett, son vil valet, qui, de la décoration de son nouvel intérieur à l’arrangement de son oreiller, voire de son agenda, devient subrepticement le vrai maître de ses désirs en flattant ses vices les plus intimes.
Qu’il est donc si bon de se laisser vivre sous la tyrannie pense le jeune écervelé. Qui se fera remettre à sa place dans une scène anthologique lorsqu’il émettra l’idée d’aller gloutonner dans la cuisine en compagnie de sa bonniche.
The servant excelle à décrire cette tristesse insondable d’un velléitaire qui se voit sombrer mais n’a ni la force, ni même le désir, de renoncer à cette chute. Mieux vaut jouir sans entrave et s’achever dans un coït un rien vulgaire que de renoncer à ses prétendus privilèges en condescendant, comme le commun des mortels, à œuvrer à gagner sa vie, songe Tony. Pour un peu, en cheminant à ses côtés sur cette pente suicidaire, on en viendrait à le plaindre.
Le ténébreux Maxime d’Aboville incarne Barrett avec un aplomb et une autorité aussi veule qu’outrancière. Il faut le voir débarquer en Nosferatu et étendre son empire sur l’aristo en fin de règne dont il a jaugé la faiblesse en deux répliques. Xavier Lafitte est Tony, l’héritier plus doué pour cultiver des baobabs en terrains infertiles que pour se bouger le derche et entamer une belle carrière dans la City. Sa superbe n’est qu’un masque. Dès que cet étrange couple se croise, on pressent le pire. L’un est un tueur, l’autre, une victime consentante dopée par le spleen et les regrets d’antan. La vampirisation est en marche et les deux acteurs entament cette décadanse avec une gourmandise et un entrain qui font plaisir à voir. Notons qu’ils sont bien entourés du fort charmant Adrien Mellin en ami sincère et réaliste, d’Alexie Ribes, fort digne en fiancée sacrifiée et de Roxane Bret qui, pour ses premiers pas sur les planches, s’est vue offrir deux rôles : celui de Vera, jeune peste perverse et de Kelly, fille perdue toute en gouaille. Avouons qu’elle excelle dans l’interprétation de ce deuxième personnage.
Tandis que des standards de jazz ponctuent les événements, la mise en scène est fluide et discrète, les changements de décor se font à vue, offrant quelques clés supplémentaires au drame qui se joue, et l’on peut notamment y voir le maître de céans mettre la main à la pâte tout aussi bien que les domestiques. C’est la moindre des choses en ces temps qui changent.

A consulter : Rencontre avec Thierry Harcourt sur Fous de théâtre.
Et merci à Isabelita, qui se reconnaîtra.